1E JOURNÉE - CINÉ-CONFÉRENCE

L’imagination enfantine sous les regards croisés de psychologues et cinéastes 

par Marielle Bernaudeau, formatrice indépendante en éducation à l’image, rédactrice du blog La Fille de Corinthe.


> Les jeux symboliques du faire « comme si »
> Extrait Les cadeaux d’Aston de Lotta et Uzi Geffenblad
> Extrait Les trois brigands de Hayo Freitag
> Extrait Le Gruffalo de Jakob Schuh et Max Lang


En tant qu’intervenante sur le cinéma auprès d’élèves d’écoles maternelles, Marielle Bernaudeau se voit régulièrement confrontée à deux types de questions :

1/ Les enfants passent beaucoup de temps devant les écrans. Est-ce bien raisonnable de les amener au cinéma sur le temps scolaire ?

2/ N’est-il pas dangereux de proposer à de jeunes enfants des histoires de fiction qui les détournent de la réalité ?

Il est aujourd’hui impossible d’ignorer ces questions même si, en matière de cinéma, le terrain n’est pas vierge : on a l’expérience des dispositifs d’éducation à l’image et de nombreux textes sur l’importance de la culture à l’école ont été publiés.

« L’art, cela ne s’enseigne pas, cela se rencontre, cela s’expérimente, cela se transmet par d’autres voies que le discours du seul savoir, et parfois même sans discours du tout. L’affaire de l’enseignement c’est la règle, l’art doit y gagner une place d’exception. » écrit Alain Bergala dans L’hypothèse cinéma, (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2002). Dans les dispositifs comme Maternelle et cinéma, on ne parle pas d’écrans en général mais de cinéma. Le cinéma est un lieu de rencontre avec des œuvres et une pratique culturelle partagée.

Force est de constater un manque : il n’y a pas de recherche-action sur les liens entre le cinéma et les jeunes spectateurs comme c’est le cas dans le domaine des livres pour la jeunesse. Marielle Bernaudeau s’est donc tournée vers les recherches de psychologues tels que Paul Harris, un professeur anglais qui s’intéresse aux émotions et à l’imagination des enfants. Son ouvrage L’Imagination chez l’enfant : son rôle crucial dans le développement cognitif et affectif a été traduit en français (éditions Retz, 2007).

Le rôle de l’imagination est de produire des raisonnements contre-factuels : nous mettons en œuvre notre capacité d’imaginer des possibilités alternatives à la réalité. Ainsi l’imagination nous fait-elle réfléchir sur le passé, nous aide à comprendre le point de vue d’autrui et nous fait penser l’avenir. Marielle Bernaudeau propose donc de croiser les regards de chercheurs qui travaillent sur l’importance de l’imagination et de la fiction dans nos vies avec ceux de cinéastes qui mettent ces capacités en scène.

 

Les jeux symboliques du faire « comme si »

La pratique de ces jeux émerge chez l’enfant vers 2 ans en même temps que le langage apparaît. À cette période on constate l’importance des objets détournés, des tremplins à la création imaginaire.

 

Extrait Les cadeaux d’Aston de Lotta et Uzi Geffenblad

© Les cadeaux d’Aston de Lotta et Uzi Geffenblad (2012)

Marielle Bernaudeau insiste sur la manière délicate et sensible dont le film nous fait partager la vie psychologique du personnage. On éprouve son impatience du jour de son anniversaire de même que son impuissance qu’il va transformer en action : tout en attendant ses cadeaux, il va se mettre à en faire. La planche en bois d’Aston va devenir riche de multiples identités.

Le film fait écho à cette citation de Paul L. Harris : « Il est clair que l’action de faire semblant chez les jeunes enfants est tout au plus un détournement de la réalité, dans la mesure où des objets sont utilisés de façon créative comme supports, comme le seraient des accessoires de théâtre. A un niveau plus profond, le jeu symbolique offre une possibilité d’imaginer, d’explorer certaines possibilités inhérentes à la réalité et d’en parler. » (L’Imagination chez l’enfant : son rôle crucial dans le développement cognitif et affectif). Harris n’oppose pas imagination et connaissance de la réalité. Tous les enfants s’inspirent d’événements réels pour faire semblant. Ils extrapolent à partir de ce qu’ils savent des lois causales du monde réel.

 Regarder un extrait des Cadeaux d’Aston

 

Extrait Les trois brigands de Hayo Freitag

© Les trois brigands de Hayo Freitag (2007)

Tiffany est une enfant orpheline. Elle est seule dans une voiture qui la conduit à l’orphelinat. Elle a deux objets : un livre et une poupée. Elle fait semblant de lire le livre à sa poupée. On remarque ici l’importance du langage dans l’élaboration du jeu symbolique. Tiffany invente une « fiction efficace » qui l’aide à vivre. La poupée et le livre sont des objets transitionnels situés entre le dedans du monde intérieur de Tiffany et le dehors.

L’anthropologue Maurice Godelier a publié L’imaginé, l’imaginaire & le symbolique (CNRS Éditions, 2015) dans lequel il explique que le jeu du faire semblant existe dans toutes les sociétés humaines : « L’enfant qui joue au cow-boy en brandissant des revolvers qui font du bruit mais ne peuvent tuer personne sait qu’il (est et) n’est pas un "vrai" cow-boy quand il joue à l’être. Et lorsque, plus petit, il grondait son ours en peluche pour avoir fait pipi sur le tapis, il savait déjà que Teddy n’était pas un "vrai" ours et n’avait pas "vraiment" fait pipi. » L’enfant joue et sait qu’il joue. Il est à la fois lui-même et quelqu’un d’autre. L’enfant voit le monde du point de vue du personnage, comme si le monde se dédoublait.

 Regarder la bande-annonce des Trois Brigands

 

Extrait Le Gruffalo de Jakob Schuh et Max Lang

© Le Gruffalo de Jakob Schuh et Max Lang (2011)

Cette séquence n’existe pas dans l’album. Les réalisateurs jouent ici avec l’une des émotions les plus fortes qui soient : la peur. On passe de la peur pour de faux à la peur pour de vrai. Une fois le danger éloigné, les cinéastes nous offrent un exemple d’activité libératrice : celle de maman conteuse. L’histoire racontée permet de recycler la peur réelle en peur symbolique. La présence de cette narratrice est un indice supplémentaire pour les jeunes spectateurs : le film est une fiction qui se présente comme telle, c’est une histoire pour de faux. Jean-Marie Schaeffer parle de « feintise ludique ». Une feintise sérieuse, c’est lorsqu’on se cache pour tromper les spectateurs.

 Regarder la bande-annonce du Gruffalo

 

Dans J’élève ma poupée (L’École des loisirs, 2010), Christophe Honoré écrit : « Souvent, je me dis qu’être parent, ça devrait juste être ça, faire en sorte que son enfant soit capable de reprendre une histoire qu’on lui aurait racontée cent fois. Que le seul héritage qui vaille, c’est celui de notre imaginaire. Souvent, je me dis que le plus important conseil d’éducation au monde tient en moins de dix mots : prends soin d’écrire une histoire avec ton enfant. »

Marielle Bernaudeau achève sa conférence en faisant partager aux spectateurs son intime conviction : l’espèce humaine est profondément fabulatrice.  Le plus beau cadeau que l’on puisse faire consiste à raconter de belles et riches histoires. Le cinéma en est un magnifique pourvoyeur.