1E JOURNÉE - CONFÉRENCE

La culture et l’image entre acquisitions et apprentissages 

par Bernard Golse est pédopsychiatre, professeur des universités – praticien hospitalier de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université Paris Descartes.


> Introduction : l'approche Piklérienne
> De 0 à 2 ans : enjeux et objets transitionnels, objets d'attention conjointe
> Acquisitions et apprentissages : quelle différence ?
> La crise des 2 ans et demi : le passage au "je" et au "oui"
> L'éveil à la culture et la place du tiers
> Conclusion
> Questions


Introduction : l'approche Piklérienne

Bernard Golse place la question du lien au cœur de ses recherches et de sa pratique. Quand on s’intéresse au développement des tout-petits, il faut avoir à l’esprit la façon dont le bébé va se représenter tous ses liens avec l’environnement. Après avoir travaillé de nombreuses années auprès de bébés, d’enfants autistes et d’enfants adoptés, Bernard Golse est arrivé à la conclusion que la question du lien est au cœur de ces trois domaines : l’autisme est une absence de lien et l’adoption implique que des liens se tissent avec des adultes qui souhaitent se positionner comme parents. Or l’accès à la culture et au langage a un rapport avec cette question du lien. Lire ou observer des images avec les tout-petits a des effets très profonds sur leur construction psychique.

L’association Pikler Lóczy-France a été fondée dans la mouvance de l’institution Pikler Lóczy de Budapest. Emmi Pikler était une pédiatre avant-gardiste hongroise qui a développé des idées très innovantes dans les années 1930, à une époque où cette ville était une des grandes capitales de la psychanalyse. Elle considérait les bébés comme des personnes actives et donc co-acteurs de leur développement. À la fin de la seconde guerre mondiale, la ville était en ruines. Emmi Pikler, bouleversée par les enfants rescapés, a accueilli nombre d’entre eux dans une villa de la rue Lóczy que l’État hongrois lui a donnée. Il ne s’agissait pas pour elle d’assurer uniquement leur survie physique mais de les aider à se construire et à devenir des personnes dignes de ce nom. Entre 1946 et 2011, la villa de la rue Lóczy a accueilli plus de 5 000 enfants entre 0 et 6 ans.

On retrouve le principe qui a guidé le travail d’Emmi Pikler dans toutes les pédagogies actives. Le bébé humain a beau être à la naissance le plus inachevé de tous les mammifères, il a une part active à jouer dans son propre développement, il n’est pas un être purement passif. Très tôt, il a plaisir à découvrir par lui-même ce qu’il est capable de faire, accompagné par une personne qui ne fait pas tout à sa place. Il participe ainsi à la construction d’une estime de soi.

Myriam David et Geneviève Appell ont importé ces idées en France dans un livre devenu culte, Le maternage insolite, paru en 1973. Dans les années 1980, elles fondent l’association Pikler Lóczy en France. En 1984, la série télévisée en 3 volets Le bébé est une personne réalisée par Bernard Martino contribue au rayonnement de l’approche piklérienne auprès d’un plus grand public.

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De 0 à 2 ans : enjeux et objets transitionnels, objets d'attention conjointe

Dès qu’un bébé arrive au monde, il se retrouve confronté à plusieurs grands chantiers développementaux, interdépendants les uns des autres :

  • Un certain nombre de fonctions vont s’enclencher, à commencer par la respiration aérienne. Le bébé est alors confronté à la discontinuité : le rythme des tétées, la soif, la faim, les excrétions…
  • Un attachement avec un adulte se met en place. Pour cela, il faut une très grande présence et une accessibilité de l’adulte. Petit à petit, le bébé est capable de penser à lui et de se le représenter pour supporter son absence.
  • Il accède à l’intersubjectivité : le bébé va pouvoir ressentir, intégrer, éprouver que lui et l’autre font deux, qu’il y a un écart entre les sujets. C’est dans cet écart que vont se développer tous les liens, en particulier le langage.
  • Il faut que s’établisse une régulation entre plaisir et déplaisir : le bébé va rechercher les situations de plaisir et éviter celles qui provoquent le déplaisir. Il lui faudra « savoir attendre ». Puis un jour le bébé tiendra compte du plaisir et du déplaisir de l’autre.

Les expériences culturelles partagées facilitent l’accès à l’intersubjectivité. Pour qu’un enfant puisse ressentir l’altérité, il faut à la fois creuser l’écart en soi et avec l’autre, avec douceur pour éviter l’arrachement, et créer des liens pour ne pas se perdre. Il faut se détacher sans se lâcher.

Entre l’adulte et le bébé, les liens doivent être générés de concert. C’est à cela que servent par exemple les jeux d’imitation. On parle de « dialogue tonique » lorsque le bébé et l’adulte s’ajustent. Entre 18 mois et 2 ans, le langage fait son apparition. Jean-Bertrand Pontalis, grand psychanalyste et auteur de romans psychanalytiques, explique que si le langage verbal nous touche à ce point c’est parce qu’il ne nous parle que de séparation. Le langage est la séparation même : pour parler à un autre, il faut que l’autre soit précisément un autre. C’est le très beau paradoxe du langage : parler c’est un constat d’écart. Les plus belles histoires d’amour fusionnelles sont muettes, mais ne sont-elles pas celles qui comportent aussi un moment de défusion ? Dire « je t’aime » pour ne faire qu’un, c’est constater qu’on est deux tout en le masquant, c’est tenter de renouer avec une fusion perdue. Les activités culturelles, elles, permettent une défusion progressive.

Donald Winnicott, célèbre pédopsychiatre et psychanalyste anglais, a beaucoup travaillé sur cette question à travers les concepts d’objets et d’espaces transitionnels. On peut considérer que la culture est un objet transitionnel. Elle permet de se détacher sans s’arracher. Le bébé choisit souvent son doudou parce qu’il a des caractéristiques qui lui rappellent la fonction maternelle : la douceur, la rétention de la chaleur, son odeur, sa malléabilité. On peut aussi malmener, triturer un doudou. C’est la première possession « non moi », « first non me possession » dit Winnicott, un espace intermédiaire, potentiel. Ces objets transitionnels vont aider à se différencier sans se perdre. Car il ne s’agit pas de se séparer, mais bien de se différencier. Certains enfants n’ont pas de doudou, mais d’autres phénomènes en sont l’équivalent qu’on appelle « phénomènes transitionnels » : le langage et la culture en sont. Ils permettent de partager des émotions.

Le concept d’objet d’attention conjointe est également important. Dans Comment les enfants apprennent à parler, le psychologue Jérôme Bruner montre que les moments d’attention conjointe et partagée sur un objet sont essentiels au développement des enfants. Le langage le permet : il faut présenter les objets du monde aux bébés, sans être trop brutal. Si l’on montre un objet, l’enfant va le regarder en même temps que l’adulte avec un plaisir partagé et dans un climat de complicité.

« Ça, c’est un biberon. ».  Au début, l’objet ne s’appellera biberon que dans un contexte précis. La complicité et la confiance entre l’adulte et le bébé sont contextualisantes. Comment alors donner un sens général au mot ? Il faut créer des moments de complicité décontextualisante pour que les choses gardent leur nom même en l’absence de l’adulte.

Le cinéma peut aussi jouer cette fonction. Pour un tout-petit, le cinéma n’a de sens que dans la relation avec un adulte. Le cinéma est alors un objet partagé.

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Acquisitions et apprentissages : quelle différence ?

Les premières acquisitions ne sont pas des apprentissages car elles viennent du dedans. Les apprentissages, eux, viennent du dehors. Par exemple, on n’apprend pas à un enfant à marcher, la marche survient, elle surgit, c’est une acquisition. Il faut des obstacles considérables pour ne pas marcher ! De même on n’apprend pas à dire « je », ni à dire « oui ».

Margaret Mahler parle de « différenciation douce » à propos de cette série de triomphes nostalgiques dont l’un des exemples emblématiques est la marche : quelque chose s’est passé et désormais tout sera différent. L’enfant va payer ce progrès car tout à coup il se retrouve loin de sa mère. Le même affect de tristesse touche la mère à la fois triomphante et regrettant déjà que son bébé grandisse si vite. Les émotions partagées sont des occasions de faire prévaloir le triomphe sur la nostalgie.

Pour apprendre, il faut pouvoir dire « oui » à ce que l’autre nous apporte. Or dire « oui » peut être dangereux. Dire « non » à l’inverse nous protège. L’enfant ne peut aller à l’école que lorsqu’il est prêt à « prendre » quelque chose de l’enseignant sans que cela ne représente un danger. Il faut qu’il se sente en sécurité pour que la prise d’information ne soit pas vécue comme une menace.

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La crise des 2 ans et demi : le passage au "je" et au "oui"

Vers 2 ans et demi, l’enfant va passer du « moi » au « je » et commencer à dire « oui ». Le passage du « moi » au « je » signe le passage de la possession à l’être.

L’enfant commence toujours par dire « non ». Vers 15 mois, quand la marche survient, les parents vont lui dire « non, ne touche pas à cela ! Ne fais pas cela ! ». L’enfant va alors inventer le « si » qui signifie « non, je ne veux pas de ton non », puis il passera au « oui ». Avec ce « oui », il commencera à ressentir que ce qui vient de l’autre n’est pas un danger. Cette phase correspond à l’apparition des ronds fermés dans les dessins d’enfant. C’est un signe que quelque chose se passe à l’intérieur de lui et qu’il commence à se ressentir comme une personne bien différenciée, bien protégée par ses enveloppes psychiques, corporelles, cutanées. Il faut tout cela pour aller à l’école.

Il y a de nombreux débats sur la scolarisation précoce des enfants à deux ans. Or, pour aller à l’école, il faut que la crise des 2 ans et demi soit élaborée. Rendre l’école obligatoire à partir de 3 ans est plus sensé. Avant, on risque de fragiliser les capacités d’attachement. En mettant les enfants à l’école trop tôt, on risque d’accroître les inégalités sociales car c’est dans les milieux sociaux les plus défavorisés qu’on observe les attachements les moins sécures, comme l’a bien montré Boris Cyrulnik. Il faut que les enveloppes soient bien fermées pour accepter l’autre.

La plupart des enfants font semblant d’écrire avant de lire. L’écriture n’est pas une activité qui leur semble dangereuse car elle implique que l’on éjecte quelque chose de soi. Mais lire revient à prendre en soi quelque chose de l’extérieur et à le lier à ses représentations. Avec les autistes, il est par exemple plus facile de leur apprendre à lire à partir de leurs propres textes, qui leur apparaissent comme étant moins menaçants.

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L'éveil à la culture et la place du tiers

Le cinéma et les images pour les tout-petits touchent des processus de développement très précoces et profonds. Ils constituent une aire de partage émotionnel : on est ensemble à partir d’un objet qui nous rassemble, dans une situation d’émotions partagées. On pourrait les qualifier d’ours en peluche culturels. Ils sont l’occasion de savoir si l’on peut ressentir la même chose. Certaines personnes parlent au cinéma, cela rassure les tout-petits de savoir que les autres ressentent la même chose qu’eux, cela apaise une grande inquiétude. Mais il est également important de travailler le fait qu’on ne va peut-être pas éprouver la même chose. On peut se différencier au niveau des affects et des émotions autour d’un objet commun.

Le cinéma et les images permettent aussi d’aller vers un langage de plus en plus complexe en verbalisant les affects. On peut proposer des mots pour qualifier les émotions : c’est une aide pour l’enfant de constater qu’un adulte peut poser des mots justes, cela signifie qu’il peut partager et comprendre ce qu’il ressent.

Le cinéma et les livres ne viennent ni du dedans, ni de l’extérieur, ils se situent entre les acquisitions et les apprentissages. Pour un enfant, le film est un objet, le cinéaste n’a pas d’importance à ses yeux. Ce n’est donc pas un objet brutal qui s’impose à lui.

Se pose également la question du sens de l’esthétique qui se développe très précocement : les enfants sentent que quelque chose fait « tilt » des deux côtés.

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Conclusion

La question de l’exposition aux écrans ne se pose pas ici car, au cinéma, il ne s’agit pas de laisser l’enfant seul devant un écran. L’intérêt du cinéma tient justement à la question du partage et des liens. C’est pourquoi il faut penser la question des conditions du cinéma avec les tout-petits pour en faire une occasion de relation et de différenciation douce dans un enchaînement qui va du corps aux images et aux mots.

La tolérance se nourrit toujours de la culture, vive le cinéma le plus tôt possible !

 

QUESTIONS

Une responsable d’un relais d’assistantes maternelles prend la parole pour témoigner d’une sortie au cinéma. Elle était installée au balcon avec les enfants tandis que des centres de loisirs occupaient le bas de la salle. Les salles de cinéma, avec leur configuration, sont-elles faites pour accueillir des enfants de 2 ans ? La médiathèque lui semble être un lieu plus « cocooning ».

Bertrand Golse rebondit sur cette question pour informer le public de l’ouverture depuis l’an dernier d’une université populaire du bébé à l’Université Paris V, imaginée pour faire dialoguer toutes les professions. Une de ses ambitions serait de mobiliser des assistantes maternelles. Concernant l’accueil des jeunes enfants au cinéma, le plus important est qu’ils soient à proximité suffisante d’un adulte.

Pour répondre aux remarques récurrentes sur les enfants qui ne tiennent pas en place pendant une séance, Bertrand Golse rappelle qu’ils ne peuvent penser qu’en bougeant. Le corps est de la pensée incarnée. Il arrive également parfois que certains enfants bougent beaucoup pour mettre à distance leurs émotions.

Une éducatrice en PMI au Blanc-Mesnil témoigne de son expérience au cinéma. Elle indique que les séances sont réservées à la PMI avec un accueil adapté, une lumière tamisée, les enfants peuvent bouger, même être débout et personne ne dit « Chut ! ».

Une enseignante de Très Petite Section de maternelle à La Courneuve évoque le fait que cette première séance de cinéma pour les tout-petits l’est aussi parfois pour certaines mamans accompagnatrices.

Enfin une maman, qui est par ailleurs réalisatrice, s’inquiète de l’attrait de son enfant de 12 mois pour les écrans. Bernard Golse renvoie au travail de Serge Tisseron pour répondre à cette question. Il s’interroge quant à lui sur la question de la protection à tout prix des enfants par rapport aux images alors qu’elles font partie de la vie. En les choisissant bien, regarder des images peut aussi être une formidable occasion d’être ensemble.

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