1ERE JOURNÉE - TABLE RONDE

avec Ame Elledanseuse, cinéaste et co-créatrice du labo Respires, a filmé des collégiens dans des lieux où la danse ne s’invite pas d’ordinaire lors d’ateliers en Seine-Saint-Denis, Virginie Combetréalisatrice et programmatrice du Festival Ciné-Corps, mène des ateliers de cinéma et de danse avec des adolescents hospitalisés en psychiatrie à Paris, Marseille et Strasbourg, Thomas Salvadorréalisateur et acrobate, accueilli en résidence In Situ dans un collège à Saint-Denis, travaille la question du corps dans ses performances et ses films, dont il est le principal acteur et Véronique Marquis, enseignante de français au collège Joséphine Baker à Saint-Ouen. 


Anne-Sophie Lepicard introduit la discussion. Le thème de cette demi-journée d’échanges invite à faire un pas de côté : la narration et les mots ne seront pas au centre des projets abordés mais laisseront la place au corps, aux gestes, à l’espace, qui sont d’autres dimensions du cinéma. La question du corps des adolescents dans l’éducation à l’image rejoint des interrogations que ces adolescents peuvent avoir sur eux-mêmes, ou sur la mise en scène qu’ils font d’eux-mêmes, notamment sur les réseaux sociaux. Elle interroge également la position de l’enseignant ou de l’intervenant dans l’accompagnement proposé à ces adolescents.

Virginie Combet présente le projet Le pays où tout est à prendre au sérieux, qu’elle a mené avec des adolescents hospitalisés en milieu psychiatrique à Paris et à Marseille. Ce projet a été porté, entre autres, par le Centre Pompidou, et a abouti au tournage d’un film. L’idée était de revisiter avec ces adolescents la représentation des postures du pouvoir, en s’inspirant des modèles proposés par les films d’action. Ce dispositif aux contours clairs et identifiés, dessinés par la fiction, a permis à ces adolescents de construire des personnages et de développer une trame narrative. Comment prendre le pouvoir ? Comment le conserver ? Comment le recevoir ? Ces questions ont été explorées à travers un travail corporel. Ces adolescents, qui ont un accès difficile à la parole, s’expriment ici par la danse. Diverses situations ont été expérimentées et performées, par exemple une réunion de crise au sommet de l’État ou encore la sortie précipitée d’une pièce enfumée. Une sélection de ces performances ont fait l’objet d’un tournage.

 Voir un extrait du film Le pays où tout est à prendre au sérieux

Ame Elle présente le film Boxer la réalité, réalisé au terme d’une résidence d’une centaine d’heures au sein du collège Victor Hugo à Noisy-le-Grand (93). Cette résidence intitulée « Respirer son image » invitait à relier respiration et autoportrait à travers une exploration corporelle de soi, via les supports vidéo et photo. Suite à l’abandon d’un projet de correspondance entre des élèves et des anciens combattants, Ame Elle est parvenu à mobiliser avec l’aide d’un élève un groupe de trois garçons et de deux filles. Ils ont sélectionné divers endroits de Noisy-le-Grand pour leur atmosphère ou leur dimension graphique et en ont fait les décors de discussions et déambulations. Boxer la réalité met en scène les rapports entre filles et garçons, le fait d’aller de l’avant, d’oser faire.

 Voir le film Boxer la réalité

Véronique Marquis, alors professeur de français au collège Joséphine Baker de Saint-Ouen, a accueilli dans sa classe un atelier mené par Ame Elle et proposé par Cinémas 93 dans le cadre de Collège au cinéma. Les élèves devaient choisir une qualité psychologique et la représenter dans l’espace avec pour seuls outils leur corps, une table et une chaise – une manière de se définir sans passer par les mots, d’expérimenter dans le corps la sensation de ne pas avoir les mots pour dire. Cette proposition entrait en résonance le film de Nicolas Philibert, Le Pays des sourds. Pour montrer la voie aux élèves, Ame Elle a effectué devant eux son autoportrait en gestes. Puis ils se sont lancés, le temps d’une demi-journée.

Dans le cadre scolaire, le corps des élèves n’est pas sollicité. En dehors de l’éducation physique où l'enseignement est très spécifique, les cours de proposent pas un réel apprentissage des possibilités d'utilisation du corps. En cela, cet atelier était très intéressant : sur ces photos, le corps des élèves existe, s’affranchit de la domestication quotidienne.

Ame Elle a remarqué que les élèves habituellement les plus « forts en gueule » se sont montrés les moins participatifs. De manière générale, les garçons sont dans la représentation de la force, les filles davantage dans la timidité – mais peut-être était-ce dû à la durée restreinte de l’atelier. Ame Elle insiste sur le fait que ce type de travail a pour objet de pointer des qualités, non des faiblesses, ce qui pour les élèves sort de l’ordinaire scolaire.

Thomas Salvador a, pour sa part, été accueilli au collège Jean Lurçat de Saint-Denis dans le cadre d’une résidence In Situ proposée par Cinémas 93. Il a effectué une trentaine de séances de travail sur un an avec une classe de collégiens. Ensemble, ils ont, entre autres, poursuivi le tournage de Briques, un film que Thomas Salvador avait entrepris suite aux difficultés de financement de son premier long-métrage (Vincent n’a pas d’écailles) : un film sans budget, improvisé et sans équipe. Finalement interrompu par le tournage de Vincent n’a pas d’écailles, Briques avait été laissé en plan, et Thomas Salvador a eu l’idée de le reprendre dans le cadre de cette résidence.

 Voir le film L’Acte inaugural de la résidence In Situ destiné aux collégiens de Jean Lurçat

Anne-Sophie Lepicard demande à Thomas Salvador de détailler les différentes étapes de sa résidence. 

Thomas Salvador : passé les présentations, il a montré aux élèves Vincent n’a pas d’écailles, puis le montage en cours de Briques. Dans ce film, Thomas Salvador interprète un ornithologue qui se retrouve confronté à un phénomène surnaturel, un obstacle invisible qui le ramène en arrière lorsqu’il tente de le franchir. Afin que les élèves entrent dans l’univers du film, il les a emmenés voir les oiseaux dans le Parc départemental Georges-Valbon de la Courneuve : cela a été un beau moment d’exploration et de partage. Puis ils sont allés voir une exposition sur les effets spéciaux à la Cité des Sciences et de l’Industrie à La Villette. Dans un second temps, ils ont tourné et monté des éléments ensemble, avec la collaboration notamment des professeurs d’éducation physique et sportive et d’arts plastiques : apprentissage de la « marche en rectangle », conception de sculptures représentant Thomas Salvador prisonnier d’une brique.

© Briques de Thomas Salvador

Thomas Salvador a été étonné par la capacité d’écoute des élèves et leur investissement, certainement favorisé par le fait que les exercices proposés impliquaient le corps. Ils n’ont tourné que durant trois heures mais ce temps a été très fructueux. Les séances plus théoriques ont été beaucoup moins efficaces.

Le montage du film réalisé avec les élèves fait une vingtaine de minutes. Thomas Salvador devrait en garder quatre minutes dans sa version finale de Briques, qui fera environ trente-cinq minutes.

Anne-Sophie Lepicard demande à Virginie Combet quelles références ont été données aux adolescents avec lesquels elle a travaillé.  

Virginie Combet : davantage que des références, l’idée était de leur donner accès à des lieux où ils ne vont jamais – des lieux en lien avec le pouvoir, comme le Centre Pompidou. Leurs personnages ont été créés au cours de séances d’improvisation. Pour les aider, les intervenants faisaient devant eux des propositions dont ils pouvaient ensuite s’inspirer. Il y a aussi eu un travail sur les costumes, pour souligner cette idée de mise en scène de soi. Ces adolescents hospitalisés traversent des moments difficiles, donc pour eux, l’idée de devenir momentanément quelqu’un d’autre, de se réinventer, est la bienvenue.

Anne-Sophie Lepicard : c’est toute l’importance de la fiction qui autorise à sortir de soi, à tenter des choses habituellement problématiques.

Virginie Combet confirme qu’en effet, beaucoup de choses sont décidées à leur place. On peut donc les aider par un travail qui les pousse à affiner leur sens des responsabilités. À travers le dispositif fictionnel, ces adolescents sont amenés à incarner autre chose, loin de l’univers de la psychiatrie infantile, et accèdent à une maîtrise de leur image. Ce sont des adolescents imprévisibles : toute relation avec eux est chaotique, et dans ce cadre encore davantage puisqu’on leur donne une liberté inédite. Le rôle des encadrants de l’atelier est donc d’installer un cadre paisible et d’élaguer leurs propositions pour clarifier ce qui se joue à l’écran. Grâce à la fiction, les adolescents peuvent aussi momentanément se protéger de leurs fantômes ; ils sont mis dans une situation rassurante, où les personnages qu’ils jouent deviennent comme des compagnons de jeu.

Anne-Sophie Lepicard interroge Ame Elle sur le déroulement de son atelier. 

Ame Elle : elle est partie de Karim, cet adolescent avec lequel elle avait déjà eu l’occasion de travailler. Karim fait de la boxe : c’est devenu son point d’accroche. Elle avait moins de prise sur les autres participants, mais le fait de sortir de l’enceinte du collège les a libérés et ils se sont adaptés à ses propositions de mise en scène. Comment rester connecté à soi quand on est sans arrêt connecté à l’extérieur de soi ? Comment faire sienne son image ? Voilà les questions qu’ils se sont posés ensemble.

Ame Elle est danseuse de métier. Dans les ateliers qu’elle mène en milieu scolaire, elle s’interroge sur la manière de faire exister le corps dans un espace qui lui laisse peu de place. Elle cherche donc à créer des moments qui autorisent le mouvement mais aussi l’immobilité, la respiration, l’expression de l’émotion, avec l’objectif d’apprendre à accueillir son image.

Anne-Sophie Lepicard présente un autre projet, lié à la résidence de la chorégraphe Christina Towle au collège Victor Hugo de Noisy-le-Grand, qui a donné lieu à un film d’Elise Picon. Cet atelier a été réalisé avec les élèves d’une classe de 6ème avec la collaboration de l’enseignante Véronique Marquis.

Véronique Marquis : ce projet s’est déroulé sur le temps d’une année scolaire. Les élèves ont travaillé avec la chorégraphe Christina Towle autour de la création d’un spectacle de ciné-danse. Ils ont dansé devant deux films expérimentaux, tandis que leurs corps étaient projetés en même temps sur l’écran. La réalisatrice Elise Picon est venue filmer cet atelier. L’objectif était de prendre possession de son corps, de chercher à le maîtriser. Pour Véronique Marquis, cela a été l’occasion de constater l’importance du corps dans la concentration des élèves, ce à quoi on ne fait jamais appel en tant qu’enseignant. Avant les séances de danse, elle prenait part elle-même aux échauffements, ce qui permettait de créer un lien avec les élèves face aux difficultés qu’ils pouvaient rencontrer.

 

ÉCHANGES AVEC LA SALLE


Véronique Marquis et Thomas Salvador

Thomas Salvador rebondit sur la dernière remarque de Véronique Marquis. Lors du tournage qu’il a organisé au collège Jean Lurçat, tout le monde s’est retrouvé à s’impliquer physiquement, y compris les enseignants. Ils ont ainsi fait des choses qu’ils n’ont pas l’habitude de faire devant leurs élèves et cela fait du bien à tout le monde.

Anne-Sophie Lepicard évoque le film de Nicolas Philibert La Moindre des choses, dans lequel on voit le temps d’un spectacle les frontières se brouiller entre patients et médecins d’une clinique psychiatrique.

Virginie Combet confirme que cela a été le cas dans son atelier. Jusqu’à ce que les rôles soient attribués aux adolescents, tout le monde a dansé, intervenants compris, de façon à chasser l’idée de jugement. Ensuite, au moment du tournage, ils ont fait en sorte qu’il y ait toujours une personne connue des adolescents dans leur champ de vision, pour les rassurer.

Dans la salle, une personne qui travaille au Forum des Images demande à Virginie Combet comment elle a fait face aux problèmes d’expression des adolescents qui ont participé à son atelier.

Virginie Combet répond que, pour les répétitions, ils avaient un conducteur écrit et des indications spatiales qui les ont aidés à intérioriser leurs places avant le tournage. Pendant le tournage, avant de lancer l’action, on leur faisait à chaque fois un récapitulatif de la situation pour les remettre dans le contexte. Ensuite, ils pouvaient faire leur proposition. Bien sûr, le scénario prévu était amené à changer constamment.

Une réalisatrice habituée à travailler avec le jeune public demande à Ame Elle comment a été écrit le texte du film Boxer la réalité.

Ame Elle : le texte est né pendant le montage, à partir des échanges qui ont eu lieu dans les décors, notamment autour de leur pratique du téléphone portable. Ce texte pose un constat sur ces ados qui semblent ne plus pouvoir vivre sans cet appendice extérieur. Comment les ramener vers eux-mêmes ?


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