3E JOURNÉE - TABLE RONDE

LES CDACI ET CNACI EN QUESTION(S)

avec Yves Bouveret, délégué général d’Écrans VO, association des cinémas indépendants du Val-d’Oise, Luigi Magri, directeur de l’ACAP et précédemment directeur du cinéma Jacques Tati à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis), Tifenn Martinot-Lagarde, cheffe du Service de l'économie culturelle en charge de l'écrit, du cinéma et de l'image animée, DRAC Ile-de-FranceAntoine Mesnier, directeur général du Cabinet d’études Vuillaume CinéConseil

Matinée animée par Juliette Boutin, déléguée générale du GRAC (Groupement régional d’actions cinématographiques).


> Comment les cinémas et les associations de salles perçoivent-elles le fonctionnement des commissions et se donnent les moyens de se défendre contre l’implantation de multiplexes ?
> Le rôle de la DRAC
> Focus sur les 50 projets présentés en Ile-de-France entre 2011 et 2018
> Les engagements de programmation
> Quelle évolution de la réglementation ?


Quels arguments les cinémas indépendants art et essai peuvent-ils faire prévaloir pour endiguer la création de multiplexes dans leur environnement immédiat ? Quels principes de libre concurrence leur sont opposés en l’état actuel de la réglementation ? Les « règles du jeu » actuelles peuvent-elles évoluer et dans quelles directions ?

 

Comment les cinémas et les associations de salles perçoivent-elles le fonctionnement des commissions et se donnent les moyens de se défendre contre l’implantation de multiplexes ?

Yves Bouveret ouvre le tour de table en proposant quelques termes pour synthétiser les enjeux de cette table ronde : « urgence », « secret », « empirique », « régulation », « contre », « fragile », « stratégie ».

Dès les années 90, dans le Val d'Oise, les élus ont voté à l'unanimité contre l'implantation d'un multiplexe à Pierrelaye. Les opérateurs ont alors choisi d’installer leurs équipements à la limite territoriale du Val-d’Oise, dans les départements limitrophes. On comprend que certains aient pu être échaudés.

Yves Bouveret déplore que les projets d’équipements soient déjà verrouillés en amont, empêchant toute négociation préalable. De plus les cinémas impactés par le nouveau projet n’ont pas accès aux dossiers déposés auprès de la CDACi, ni au rapport de la DRAC. Les seules informations disponibles sur lesquelles ils peuvent s’appuyer pour que la CDACi refuse l’autorisation sont le nombre de fauteuils et d'écrans. On a tendance à faire de plus en plus l’impasse sur les CDACi car nos arguments pèsent peu auprès de commissions composées majoritairement d’élus locaux.

Il s'agit donc de se donner les moyens d’exercer un contre-pouvoir politique. Afin de pouvoir agir en défense, Écrans VO a changé ses statuts, adhéré à l'AFCAE puis au GNCR. Dans certains cas, Écrans VO a été amenée à agir car les salles municipales impactées n’étaient pas défendues par leurs élus en commission. Récemment, certains membres d’Écrans VO n'ont pu assister à des assemblées générales organisées en vue de s'opposer à des projets car ceux-ci étaient localisés dans les communes pour lesquelles ils travaillent.

Luigi Magri, quand il était directeur du cinéma Jacques Tati à Tremblay-en-France, est intervenu dans le cadre de 4 CNACi. Selon lui, quand on a connaissance des projets, il est souvent déjà trop tard. La question majeure est donc de savoir comment s'informer en amont. Il serait souhaitable que tous les acteurs concernés soient mis au courant en même temps.

Concrètement, quand on a connaissance d'un projet de multiplexe, on essaye de s'organiser. On se dit qu'en CDACi, l'autorisation va être accordée dans la majorité des cas, alors on construit un argumentaire pour la CNACi, sans connaître les critères qui vont influer sur l'obtention ou non d'une autorisation. Il serait d’ailleurs judicieux que les réseaux de salles proposent des formations à ce sujet.

On tente d’abord de mobiliser la ville, qui ne soutient pas toujours le modèle de cinéma public. Ensuite il faut très bien connaître sa salle, vérifier chaque élément pour avoir tout en tête et être le plus objectif possible : le public touché, les données sociologiques, la programmation, le pourcentage de films recommandés AFCAE et GNCR, recherche, répertoire et jeune public, le nombre de séances et de spectateurs pour ces films... Au-delà de sa salle, il faut identifier les autres établissements touchés (et prendre contact avec eux), les seuils et engagements de programmation… Et éventuellement prendre un avocat, très utile pour éviter des oublis, notamment en manière d’urbanisme ! Car, même si on n'a pas le temps de tout présenter en commission, il faut tout maîtriser : les problématiques de centre-ville, les travaux effectués dans les salles avec l’aide sélective du CNC et le soutien de la Région... Au final, une audition en CDACi comme en CNACi dure 5 minutes. Il faut donc avoir une approche très pragmatique et être armé pour répondre à toutes les questions.

Luigi Magri a également sollicité les collègues de la ZIC, l’association départementale [Cinémas 93], le SCARE, le GNCR, l'ACRIF, l'AFCAE et la médiatrice. Le collectif qui existe en Seine-Saint-Denis pour défendre les salles publiques est assez rare et repose sur des exigences qu’il faut savoir porter.

 

Le rôle de la DRAC

Tifenn Martinot-Lagarde indique que, depuis qu'elle est en poste à la DRAC Ile-de-France, elle a suivi 50 projets passés en CDACi. Dans son service, c’est Eymeric de Lastens, conseiller cinéma et audiovisuel, qui instruit les dossiers .

Tifenn Martinot-Lagarde détaille ensuite le circuit de décision pour chaque projet déposé en CDACi.

La préfecture du département informe en premier lieu la DRAC du dépôt d'un dossier (il arrive parfois que la DRAC ait connaissance du projet en amont mais ce n'est pas systématique). Une fois que la préfecture a vérifié la complétude du dossier, la CDACi peut se tenir dans un délai de deux mois incluant l'instruction du dossier. La préfecture nomme les membres de la commission et détermine la date de tenue de CDACi. Lors de la commission, présidée par le préfet ou son représentant, le rapport de la DRAC est présenté. Si un recours est ensuite déposé, c’est devant la CNACi avec instruction du CNC.

Le rapport de DRAC est constitué de trois parties et reprend les critères de la réglementation :

1/ Présentation du projet du demandeur.

2/ Effets potentiels sur la diversité dans la ZIC (quantitatif et qualitatif), sur l'accès des salles aux films : la DRAC contacte les services du médiateur pour vérifier les demandes de médiation. Elle consulte aussi les questionnaires art et essai pour vérifier les difficultés de programmation éventuelles. Elle évalue également l'apport du projet à l'offre présente dans la ZIC et l’équilibre entre les offres généraliste et art et essai.

3/ Analyse des effets du projet sur l’aménagement culturel (analyse de l’implantation, qualité de l’équipement, efforts de modernisation…), l’urbanisme et l'environnement (la Direction départementale des territoires et le service architecture de la DRAC sont sollicités pour apporter des éléments d'analyse).

Selon le projet, les salles proches ou impactées peuvent être contactées afin que leurs avis soient recueillis. Cela n’a rien de systématique. Quand les salles entendent parler de projets, elles ne doivent pas hésiter à contacter la DRAC.

 

Focus sur les 50 projets présentés en Ile-de-France entre 2011 et 2018

Rq : le projet de cinéma à Bobigny qui passera en CDACi fin novembre n’a pas pu être pris en compte.

Tifenn Martinot-Lagarde constate un virage très net en 2015 : l'écart s'est creusé entre les avis formulés par la DRAC et les décisions en CDACi. Celles-ci ont vu leur taux d'autorisation augmenter, suivant de moins en moins les avis de la DRAC. Pour expliquer cette tendance, il faut rappeler le contexte déjà évoqué des dernières élections municipales, de la loi NOTRe et de la construction du Grand Paris. Du fait de la part importante des élus dans les commissions, le contexte urbain et la question des emplois deviennent prépondérants et les questions de cinéma sont moins examinées. D’autant plus que les rapports de la DRAC sont techniques et les élus ne mesurent pas toujours les enjeux en termes cinématographiques.

Par ailleurs, entre 2011 et 2018, on observe une augmentation du nombre d'écrans des établissements et une diminution de la capacité des salles, en particulier pour les extensions.

Enfin, Tifenn Martinot-Lagarde déplore un certain nombre de difficultés :

  • Les projets simultanés dans la même zone : comme il n’est pas possible de favoriser un projet par rapport à l'autre, les deux peuvent obtenir un avis favorable de la part de la DRAC.
  • Les projets redéposés avec une réduction du nombre d'écrans et qui, de ce fait, parviennent souvent à être autorisés. 6 dossiers ont été déposés à Claye-Souilly (77) avec un passage de 14 à 8 écrans, 3 à Bretigny-sur-Orge et à Massy (91).
  • Le dépôt simultané de plusieurs dossiers : l'instruction devient difficile car le service de la DRAC ne dispose que d'un seul instructeur et les délais restent identiques.

Antoine Mesnier, directeur du cabinet d’études Vuillaume, fait part des évolutions qui ont eu lieu depuis 1996 (date de la mise en œuvre d’une réglementation) :

  • Les opérateurs doivent aujourd’hui beaucoup plus détailler leurs projets de programmation. En particulier, il leur faut veiller plus précisément à la circulation des films et à leur accès.
  • L'aménagement urbain est davantage pris en considération : il faut décrire en quoi le projet est conforme au PLU (plan local d’urbanisme) ou au SCOT (schéma de cohérence territoriale), même si la CDACi n'est pas associée à une demande de permis de construire, contrairement à la CDAC commerce.

Tifenn Martinot-Lagarde revient sur la ZIC, précisant qu’il faut tenir compte de la localisation et du pouvoir d'attractivité des établissements existants dans la zone. C’est le porteur de projet qui définit les contours de la ZIC, mais la DRAC peut la redéfinir, sachant que les membres de la commission sont déterminés en fonction de la ZIC. Modifier les contours d’une ZIC peut donc influer sur la composition de la commission. Il faut alors avertir la préfecture suffisamment en amont pour que cela soit pris en compte. Tifenn Martinot Lagarde mentionne deux difficultés. Quand la DRAC constate qu’il existe un multiplexe en limite extérieure de la zone, elle ne sait pas s’il faut l'intégrer ou pas. Par ailleurs, il faut pouvoir tenir compte des équipements de la même enseigne présents dans la zone.

 

Les engagements de programmation

Luigi Magri considère qu’un établissement doit être en mesure d’estimer la perte de fréquentation qui découlera de la création du nouveau cinéma. Il se demande en revanche s’il faut évoquer les engagements de programmation en CDACi sachant qu'il s'agit d'un point très technique. Or il paraît important de pointer certaines incohérences : l’engagement de programmation qui figurait dans le dossier du projet de Méga CGR à Claye-Souilly (77) était absurde et inutile. Luigi Magri recommande de solliciter le médiateur pour la CNACi. Lui-même a réussi à convaincre le médiateur de demander une audition en CNACi en l’informant des montants des investissements publics réalisés au cinéma Jacques Tati pour des travaux de rénovation. Dans le cas du projet de Claye-Souilly, trois cinémas de la ZIC avaient entrepris ou projetaient des travaux soutenus par les pouvoirs publics.

Tifenn Martinot-Lagarde précise que la DRAC regarde la répartition de l'offre et des entrées, mais qu'il n'est pas possible de mettre en avant les situations de concurrence, ni la densité d'équipement des territoires dans ses rapports pour les CDACi.

Eric Busidan ajoute qu'il est possible de mesurer l'impact d'une ouverture de salle sur la fréquentation des cinémas de la ZIC, mais qu'il ne peut pas s'agir d'un critère déterminant pour refuser un projet. Il est en revanche plus complexe de mesurer l'impact en termes d'accès aux films sur les cinémas d'une zone. C'est d'ailleurs pour cette raison que les engagements de programmation ont été créés.

Yves Bouveret expose les chiffres d'une étude réalisée avec les cinémas d'Ecran VO : 700 films sortent par an. Un cinéma art et essai comme celui de Pessac (5 salles) en programme 350, un multiplexe 100 à 150. Même un mono-écran art et essai programme une plus grande diversité de films qu’un multiplexe. Mais la part des films porteurs dans la fréquentation de ces cinémas est cruciale : un cinéma comme l’Utopia Saint-Ouen-l’Aumône ou Les Toiles à Saint-Gratien passe 200 films par an, mais les 10 premiers en termes de fréquentation représentent 20 à 30% de son chiffre d'affaire et de ses entrées, ce qui est énorme. C'est la raison pour laquelle les engagements locaux de programmation et de non-programmation sont si importants. Yves Bouveret cite comme exemple l’engagement de programmation entre Etoile Cinémas et le Figuier blanc à Argenteuil (accord de non programmation des dispositifs scolaires d’éducation à l’image, établissement de seuils...) qui vise à définir qui fait quoi dans la zone. Mais il relève que ces engagements locaux sont souvent en contradiction avec les accords nationaux où les grands groupes s'engagent à programmer au moins 10% de films art et essai, alors que sur le terrain on leur demande l'inverse !

 

Quelle évolution de la réglementation ?

Antoine Mesnier constate qu’on parle aujourd’hui de réformer les CDACi. Mais dans quel sens ? Plusieurs exploitants ont abordé le sujet lors du dernier congrès des exploitants de la Fédération nationale des cinémas français en présentant des exemples précis. A chaque fois la position était défensive, la logique restrictive, pour avoir moins d'autorisations. Or, si on veut restreindre ou relocaliser les ouvertures de cinéma, il faut réfléchir en particulier à la question des centres-villes : de plus en plus de décisions sont influencées par cette priorité dans l’aménagement urbain, alors qu’elle n'est pas spécifiquement mentionnée parmi les critères. Des critères dont on peut donc noter la souplesse d’interprétation.

Au sujet de la revitalisation des centres-villes et du programme « Action cœur de ville » qui a été annoncé en mars 2018, Tifenn Martinot Lagarde note qu'aucune des 222 villes moyennes retenues n'est située en Seine-Saint-Denis. Ce dispositif a en effet été pensé comme complémentaire des actions de la Politique de la ville.

Pour Yves Bouveret, il faut prendre le temps de la concertation, faire de la pédagogie. Il se demande s’il ne faudrait pas transformer les CDAC en commissions régionales avec davantage de temps pour instruire les dossiers ?

Sur ce point, Antoine Mesnier se montre plus prudent. Comme le recommande le rapport Lagauche, il ne faut pas réunir trop de monde autour de la table et revoir à la baisse la composition des commissions. Une commission de 15 ou 17 membres peine à prendre des décisions pertinentes. Déjà certains membres ne viennent pas car ils ne se sentent pas concernés, d’autres suivent passivement l’avis général. Cette tendance pourrait s’accroître si les commissions deviennent régionales. En revanche, si les services de l’état et les exploitants manquent de temps, il faut redébattre des délais d'instruction qui avaient été réduits de 4 à 2 mois dans un souci d'accélération des procédures sous Nicolas Sarkozy puis François Hollande.

Tifenn Martinot-Lagarde constate que, si l'on fait évoluer la représentativité des élus dans les commissions, ceux-ci resteront majoritaires et il faudra bien les informer, les sensibiliser à l'importance de la pluralité des acteurs et au travail effectué par les salles art et essai pour maintenir une diversité de l'offre. Les salles ont un rôle à jouer dans ce domaine vis à vis de leurs élus. Tifenn Martinot-Lagarde milite également pour un renforcement des moyens de la DRAC : le rapport Lagauche préconisait des études 5 ou 10 ans après l’implantation d’un multiplexe pour analyser l’évolution de l’offre et des entrées des cinémas de la zone. Mais la DRAC n’est pas outillée pour le faire.

Pour Antoine Mesnier, il serait également pertinent d’ouvrir une discussion sur les seuils : actuellement une demande doit être faite en CDACi pour tout établissement de plus de 300 fauteuils et 2 écrans. Du coup on constate beaucoup de projets à 299 fauteuils ! De façon générale, la tendance est à l'augmentation du nombre d'écrans et à la réduction de la taille moyenne des salles. Dans les petites agglomérations, c'est un point qui crée des tensions concurrentielles très fortes. Il faut se rappeler d'où vient la réglementation : elle a été conçue pour limiter l'essor des circuits dont les établissements atteignaient 12 à 20 écrans parfois. Les textes sont réadaptés car, aujourd'hui, on voit bien que les indépendants peuvent être dynamiques.

Yves Bouveret s’interroge sur la nature essentiellement quantitative des études de marché, avec principalement deux cabinets pour les mener. Il constate qu’il existe également des zones grises dans l’aménagement cinématographique art et essai et que, pour envisager de véritables lieux structurants sur les territoires qui en ont besoin, il faut se donner les moyens de projeter des miniplexes art et essai à taille humaine. Et Yves Bouveret de décliner les termes qui traduisent à son sens les enjeux à venir : « temps », « transparence », « négociation », « concertation », « modernisation », « sur mesure ».

Luigi Magri rappelle enfin que ce sont parfois les circuits qui ont impulsé la mixité des lieux. Ces pistes sont aujourd'hui privilégiées en territoire rural par les élus pour imaginer des lieux qui accueilleraient outre le cinéma, une médiathèque, un bureau de poste… dans le cadre d’établissements publics de coopération intercommunale. Dans quelle mesure cette forme de volontarisme pour créer des lieux de vie dynamiques en prise avec les multiples acteurs de la société civile locale peut-elle à l’avenir être prise en compte, compte tenu de tout ce que qui s’est dit au cours de cette matinée ? Enfin, il estime qu’il faudrait reconsidérer les critères à l’aune de ce qui se profile en termes de diffusion (avec l’évolution de la chronologie des médias), d’usages, de pratiques. Le nouveau cinéma de Bobigny verra le jour en 2024 ou 2025 : qu’est-ce que sera le monde de l’exploitation à ce moment-là ?


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