3ÈME JOURNÉE - CONFÉRENCE ROGER ODIN

LES FILMS DE FAMILLE : HISTOIRE, ENJEUX ET CROISEMENTS AVEC LA CRÉATION CINÉMATOGRAPHIQUE

par Roger Odin, professeur émérite à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et chercheur à l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel. 

 


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Roger Odin travaille depuis longtemps sur les films de famille, qui sont l’un de ses objets d’étude favoris. Le film de famille est pourtant un objet mal aimé. Sa réputation est d’être le plus souvent mal fait et, de surcroît, ennuyeux. Pourtant, parmi les premiers films du cinéma, il y avait des films de famille, comme cette « minute Lumière » intitulée Repas de bébé (1895).

 Voir la minute lumière Repas de bébé de Louis Lumière

 

Spécificités et caractéristiques du film de famille

Un film de famille, c’est un film fait par un membre de la famille, sur la vie de sa famille, et à destination de sa famille. Il a plusieurs caractéristiques :

  • Un film de famille n’est pas regardé de la même manière qu’un autre film car les spectateurs qui le regardent ont déjà vécu les scènes représentées.
  • Un film de famille se distingue par son absence de structure narrative. Il ne raconte pas d’histoire, hormis celle(s) connue(s) par la famille. Il s’apparente davantage à un album de photos animées, qu’à un film.
  • Chaque membre de la famille doit pouvoir se retrouver dans un film de famille. Celui-ci doit donc être dénué de point de vue. La présence d’un point de vue est en effet susceptible de créer des problèmes : le film de famille doit rassembler et non proposer une vision qui divise. Un exemple est donné à travers un extrait de L’amateur, de Krzysztof Kiešlowski, l’histoire d’un homme qui achète une caméra et se met à filmer son entourage, ce qui crée toutes sortes de conflits, notamment avec sa femme. Autre exemple : un film amateur intitulé L’emmerdeur réalisé par Claude Marcellin avec son épouse Monique, qui montre un père de famille tyrannisant ses proches, instrumentalisés dans ses films de famille.

 

© L’amateur de Krzysztof Kiešlowski

 

Le film de famille et ses conséquences sur le réel

Le film de famille est censé témoigner de scènes drôles ou joyeuses, mais il est évident que la réalité qu’il recouvre n’est pas toujours rose. Les personnes filmées sont parfois traumatisées par le filmeur. Un exemple célèbre est celui de Marie Cardinal, qui raconte dans son livre Des mots pour le dire comment son père la filmait en train d’uriner quand elle était enfant.

On note à ce propos que le film de famille est la plupart du temps genré : c’est l’homme, époux ou père, qui filme, exprimant par là le pouvoir lié à sa position. Ce caractère unilatéral du film de famille est à l’origine d’un phénomène fréquent, qui voit les enfants, devenus adultes, se réapproprier les images filmées d’autorité par le père, en les remontant – une manière de reprendre leur vie en main.

 Voir le film Song of Air de Merilee Bennett

 

Un exemple est donné à travers un extrait d’un film de Merilee Bennett, Song of Air, dans lequel cette réalisatrice australienne retravaille des images filmées par son père. Son film s’apparente à règlement de comptes en même temps qu’à une déclaration d’amour filial. En remontant ces images, en les déformant, en les découpant, elle devient l’énonciatrice de ces images.

Ainsi, sous les apparents moments de bonheur filmés, il se passe souvent des choses terribles. Cela explique que le film de famille ait souvent été repris par des artistes, qui en ont fait la matière de films expérimentaux.

L’influence du film de famille sur la création artistique

Le film de famille est à l’origine d’un grand mouvement cinématographique : le cinéma expérimental. La démarche du film expérimental est proche de celle du film de famille : la volonté de faire un film seul, avec l’intime pour sujet, destiné à une diffusion restreinte, et dans une forme délibérément maladroite. Le flou, le bougé, le grain, les faux raccords deviennent dans ces films des figures de style innovantes et esthétiques. Stan Brakhage ou Jonas Mekas sont les figures les plus connues de ce courant du cinéma américain expérimental.

 Voir Going Home de Lee Ming-Yu

sur ce lien 

Le film de Lee Ming-Yu, Going Home, témoigne également d’une esthétique de l’imperfection, utilisant à dessein la visibilité du grain, le flou, les effets de tremblé.

Le film de famille intéresse également les artistes pour sa valeur de document. Ainsi le Hongrois Péter Forgács exhume des films de famille pour les remonter et montrer à travers eux une contre-histoire de son pays vue par des Hongrois ordinaires – en l’occurrence des familles bourgeoises car ces films étant au 20ème siècle le plus souvent réalisés par des bourgeois. La série Private Hungary réécrit ainsi l’histoire hongroise à travers des films réalisés entre les années 1930 et 1960. On y visite de nombreux cimetières avec le son du projecteur en bruit de fond : les tombeaux sont la maison des bourgeois et le cinéma comme les cimetières sont des lieux de mémoire.

Ce travail fait apparaître une constante : les films de famille ne disent rien en eux-mêmes, il faut les faire parler par le biais d’un travail cinématographique, qui vient révéler ce qu’ils peuvent avoir d’intéressant, à savoir un point de vue différent sur la société de celui des actualités.

 Voir un extrait de Private Hungary de Péter Forgács

 

Enfin, le film de famille a aussi donné naissance à un courant qu’on pourrait appeler l’anti-film de famille. Dans Nobody’s Business, le réalisateur américain Alan Berliner renverse les rôles : c’est le fils qui prend l’initiative de filmer sa famille, tentant d’interroger un père qui ne veut pas participer à ce projet. 

 Voir le film Nobody’s Business d’Alan Berliner

 

ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Stephan Krzesinski, réalisateur et enseignant, évoque le travail d’Atom Egoyan, qui a intégré le motif du film de famille dans certaines de ses fictions, notamment pour nourrir une réflexion sur la mémoire. Il montre des personnages devenus adultes qui revoient des vieux films de famille qui, sous l’effet du passage du temps, s’apparentent plus à une mémoire objective que subjective : la vidéo remplace la mémoire.

Roger Odin le rejoint sur cette analyse. Il précise cependant que pour lui, le film de famille tel qu’il l’entend s’arrête avec l’apparition de la vidéo. Avec la vidéo, il y a désormais le son et le modèle du film de famille change : ce n’est plus l’album de photographies, mais le reportage télévisé. De plus, une vidéo peut facilement s’effacer. Dans un de ses films, Atom Egoyan montre un père qui efface une cassette contenant des images chères à ses enfants pour filmer par-dessus ses ébats sexuels.

Une question est posée sur la diffusion des films de famille sur les réseaux sociaux.

Roger Odin considère qu’à l’ère des réseaux sociaux, tout comme avec le passage à la vidéo, le film de famille a changé de nature. Le film de famille sur pellicule était regardé de façon rituelle : pour le voir, la famille se rassemblait dans une pièce transformée pour l’occasion en salle de cinéma, autour d’un objet destiné à confirmer sa cohésion.

Sur les réseaux sociaux, les images privées se transforment en images publiques. Le film de famille devient document. Les frontières sont brouillées. Nous nous retrouvons interpelés de manière publique dans des situations privées, par des images dont la nature s’est complexifiée.

Les relations de pouvoir induites par le film de famille ont également changé avec les évolutions techniques. Alors que les hommes gardaient la mainmise sur l’utilisation du Super 8, prétextant un savoir-faire technique auquel les femmes n’avaient pas accès, le passage à la vidéo a pu rendre la pratique du film de famille plus accessible aux femmes. En réalité, cela ne s’est pas vraiment vérifié. En revanche, le téléphone portable démocratise clairement l’acte qui consiste à filmer son entourage. Aujourd’hui, les images privées sont donc de toute autre nature

A noter que l’Espace 1789 à Saint9-Ouen accueille chaque année en novembre le Festival du Film de Famille.