Entretien avec Yves Boisset

Avant de retrouver Yves Boisset durant trois jours (Vendredi 23 novembre au Blanc-Mesnil, Samedi 24 à Bondy et Dimanche 25 à Bobigny), il nous a accordé un entretien à lire ci-dessous.

 

 

Frédéric Borgia : À propos de votre carrière. Vous êtes un cinéaste qui avez démarré dans les années 70, en 1968 exactement. Comment vous inscrivez-vous là-dedans par rapport à une génération légèrement d’avant, la génération de la Nouvelle Vague qui eux démarrent plutôt dix ans avant, vers 1958. Comment vous situez-vous là-dedans particulièrement et dans le cinéma français en général ?

 

Yves Boisset : Ben, je suis dans une situation vraiment très à part. Et, simplement avec, probablement, Costa, dans des directions très différentes. Puisque, Costa, sa particularité, c’est que tous les films qu’il a faits, étaient des films qui se situaient ailleurs. Z, c’était les colonels grecs, Missing, c’était la C.I.A. en Amérique du Sud, L’Aveu, c’était les procès de Prague, etc. On se connait très bien avec Costa et je l’aime beaucoup et j’aime beaucoup ses films, mais c’est complètement  différent et c’est ce que m’a toujours dit Costa, il m’a toujours dit : « Mais toi t’es complètement cinglé de faire des films qui se passent à Paris, tu te fais taper sur la gueule par tout le monde ». Et, évidemment les gens ont tout un système de référence et de jugement par rapport à une réalité qu’ils connaissent. Si vous faites un film qui se passe en Amérique du Sud... ou en Grèce... vous ne vous exposez pas du tout à des attaques frontales. C’est la grande différence avec les films de Costa. Et vous trouverez pas beaucoup de cinéastes français qui ont fait des films insolents ou séditieux ou réellement sulfureux par rapport à la société française, c’est pratiquement le désert de Gobi.

 

Frédéric Borgia : Moi je mettrais – et en plus il se trouve qu’on l’a reçu –Claude Chabrol, mais d’une autre manière.

 

Yves Boisset : Oui, mais Chabrol – enfin ce n’est pas du tout pour minimiser Chabrol mais – c’est des comédies bourgeoises ! Ça n’attaque aucune institutions, c’est plutôt une peinture de la société bourgeoise. C’est pas des films qui mettent en colère qui que ce soit, c’est des films assez consensuels. C’est une grande différence.

 

Frédéric Borgia : Alors que vous, en effet...

 

Yves Boisset : Oui, il y a un film qu’on n’a pas évoqué et que moi j’aime bien et qui n’a pas vieilli, que j’ai présenté à l’Institut Louis Lumière il y a trois semaines – et très bonne copie, je sais pas où ils l’avaient prise mais ça doit pas être difficile à trouver – et comme il se trouve que j’étais coincé à côté de Thierry... Frémaux, j’ai pas pu me tirer, alors que j’aime pas revoir mes films, ça me rend malade. Mais j’ai trouvé que le film avait vachement bien vieilli, parce qu’il a vraiment pas pris de rides.

 

Frédéric Borgia : Lequel ?

 

Yves Boisset : Le juge Fayard, dit le shériff. Et, de même, je présentais il y a trois semaines Dupont Lajoie à la Réunion, et les mômes ont été très sonnés, puisqu’il y a actuellement, comme vous le savez sans doute, énormément de problèmes à la Réunion et cette île qui était vraiment, à ce niveau là au moins, une sorte de paradis ethnique, enfin la collabo... la cohabitation entre les gens d’origines très diverses. Entre les Blacks, les Zoreils, les Malgaches, les Comoriens, les Hindous, qui sont essentiellement des Malabars. Tout ça se passait très très bien, il n’y avait pas de problème racial. Et depuis quelques années, c’est terrible. D’ailleurs, il y a un truc que vous voyez quand vous allez dans les boites à Saint Denis, à Saint Gilles ou à Saint Pierre, jusqu’à il y a une petites dizaine d’années, y’avait des groupes de mômes qui allaient en boite. Et y’avait des Chinois, des Indiens, des Blacks, des Zoreils mélangés et, maintenant, vous avez dix Blacks qui vont ensembles, dix Zoreils, dix Malgaches ou d’origine plus ou moins malgache, dix Tamouls... euh, ils ne se mélangent plus. Et ils se foutent sur la gueule éventuellement. Et ça c’est un phénomène malheureusement complètement nouveau. Et quand j’ai présenté Dupont Lajoie, vraiment le film a fracassé.

 

Frédéric Borgia : C’étaient des jeunes de quel âge ?

 

Yves Boisset : De Seconde et de Première. Et, parfois à la Réunion, ça peut être des gens de 20 ans. Et, ce qui était intéressant c’est qu’ils m’ont demandé : « mais, vous l’avez tourné quand le film M’sieur, parce que pourquoi vous avez mis que des vieilles bagnoles dans le film ? Pourquoi vous avez habillé les flics avec des képis, comme ils étaient habillés autrefois ? ». Je leur dis : « Mais à votre avis, le film il a été tourné quand ? / Ben on n’en sait rien, l’année dernière !? ». Donc, quand on pense que le film a été tourné en 1974... D’un côté c’est un grand compliment, ça veut dire que le film a pas vieilli, les mômes ont cru que c’était un film tout récent. Et, d’un autre côté, c’est terrifiant parce que ça prouve que non seulement, le film est d’une actualité effrayante, dans l’histoire de cette ratonnade, et que, pour eux, c’est la vie de tous les jours.

 

Frédéric Borgia : Du coup, juste une question, parce que Chabrol, Stephen Frears l’avaient fait, vous seriez pas contre venir présenter Dupont Lajoie à des collégiens de 3ème ?

 

Yves Boisset : Oui, bien sûr.

 

Frédéric Borgia : Donc oui, on en était au fait que vous êtes un cinéaste français, qui s’est coltiné un peu les institutions...

 

Yves Boisset : Avec les problèmes de société.

 

Frédéric Borgia : Est-ce que ça c’était un choix dès le départ ?

 

Yves Boisset : On peut pas dire que Coplan sauve sa peau soit un film particulièrement engagé. D’ailleurs les mauvaises langues disent que c’est de loin mon meilleur film. Mais, c’est assez rapidement avec le Condé, qui est un film sur les flics, que les ennuis avec Marcellin, en particulier, ont commencé. Et après, ils n’ont pas cessés jusqu’à pratiquement réussir grâce à Charasse qui m’a foutu un control fiscal qui a duré dix ans et où il faisait pression sur les producteurs en disant « vous travaillez avec Yves Boisset, là vous allez avoir un control fiscal, vous aurez plus de boite ! ».

 

Frédéric Borgia : Pourquoi Charasse ?

 

Yves Boisset : Parce que Charasse est ce qu’il est. On peut pas dire que ce soit vraiment un grand démocrate. Enfin, il a la réputation, voire l’affaire des Restaurants du Cœur et tout ça, d’une crapule finie. Et, il était un peu l’exécuteur des basses-œuvres de Mitterrand. Donc, moi j’ai fait un film sur la campagne de Mitterrand en 74 et, j’étais non pas proche de Mitterrand, mais je le connaissais assez bien et j’ai passé quinze jours avec lui, 8 heures par jour. Simplement, quand il a été élu, il l’a été sur un programme qu’il s’est empressé de trahir immédiatement – enfin, vous me direz, il est pas le seul ! Et, en particulier sur le problème des armes, du commerce des armes. Et, quand il a été élu en 1981, au premier salon de l’armement, au Bourget, il avait accepté d’aller inaugurer le salon, à condition que les avions qui étaient présentés soient désarmés. Et donc on avait enlevé les lance-roquettes, les mitrailleuses, les bombes, les missiles, etc. En 82, tout ça était revenu. Et, la France est restée le 3ème vendeur d’armes au monde. À telle enseigne que, aujourd’hui, quand il y a deux abrutis qui se tapent sur la gueule quelque part dans le monde, il y en a au moins un des deux qui a des armes françaises, parfois les deux. Et, j’ai voulu faire un film là-dessus, sur le commerce des armes et c’est là que les ennuis, et quand je dis les ennuis, le mot est faible, c’était un film qui devait s’appeler Barracuda, qui était un film avec Jean-Paul Belmondo, James Coburn, Charlotte Rampling, Bernard Blier, Gian Maria Volonté. C’était un gros film, un film d’aventure, un film d’action, mais avec un fort potentiel explosif. Et, un beau jour, alors que le film était lancé, il était annoncé en première page du Film Français, y’avait un certain nombre de papiers d’annonces du film puis Jean-Paul me téléphone et me dit « Faut qu’j’te vois tout de suite », je lui dis « ha bon, qu’est ce qu’il se passe ? » et il me dit « ben viens me voir rue des Saints Pères », chez lui et il me dit tout de suite qu’il faut vraiment que je vienne, que c’est vraiment important. Je me pointe chez lui, il me dit « écoutes, c’est très simple, je fais plus Barracuda. » Il me dit « écoutes, tu comprends, j’ai eu plusieurs coups de téléphone dont un de Charasse perso » –il le nierait bien sûr, Jean-Paul. Mais, il était co-producteur du film, avec sa boite Cerito, et il me dit « si tu fais ce film là, y a plus de Cerito, donc je suis désolé, mais je fais pas le film ».

 

Frédéric Borgia : Du coup, tout est tombé à l’eau

 

Yves Boisset : Ben oui... J’ai essayé de le remonter dans une version light, moins lourde, moins chère, avec Gérard Lanvin dans le rôle principal. Et puis Lanvin a fini par se défiler aussi. Et j’ai pas réussi à le remonter. Et ça a été le début de 10 ans de contrôle fiscal, qui ont été très lourds. J’ai rien eu, j’avais rien fraudé. Mais quand vous avez un contrôle fiscal, tous vos comptes sont saisis. C’est un cauchemar, que je souhaite à personne au monde. Et dès que j’étais sur le point de faire un film, la boite recevait un coup de téléphone de Bercy, lui disant « vous faites un film avec Boisset... Méfiez-vous, vous allez avoir de problèmes ». C’était en 1984. Et donc après, j’ai été obligé de faire de la télé.

 

Didier Baussan : Et justement, moi j’ai plutôt l’impression que vous êtes ancré à gauche, dans la manière de conduire la mise en scène, dans vos choix d’adaptation... vous en avez gardé une amertume, quand la gauche est arrivée au pouvoir et vous a empêché de travailler ?

 

Yves Boisset : Non... parce que ça n’a pas de grand rapport avec la gauche, car les différents gouvernements qui sous le règne de Mitterrand se sont installés, n’avaient, à mon sens, rien à voir avec la gauche. Ce sont des propos qui n’engagent que moi.

 

Frédéric Borgia : Et justement, vous parliez de James, d’autres projets, là vous avez tourné avec Lee Marvin. Quel est votre rapport avec le cinéma américain ? Vous êtes un cinéaste français, vous vous intéressez aux institutions françaises, mais on sent qu’il y a quand même l’amour du cinéma américain, qu’on retrouve peut-être chez des gens de votre génération : Eddy Mitchell, Jean-Claude Vis.... ?

 

Yves Boisset : Oh ben oui, ça c’est clair. Mais, par exemple, quand j’ai fait R.A.S, j’ai évidemment pensé à des films comme Aventures en Birmanie, ou à certains films de Fuller, dans la façon d’aborder les scènes de guerre, la vie des trouffions, etc. Beaucoup de mes films sont plus ou moins –je dis pas que c’est forcément une réussite– tournés comme des films américains. C'est-à-dire on sait immédiatement, quand vous voyez un western, dès la première scène qui est le gentil, d’ailleurs il a un chapeau blanc. Et, dans la première scène il dit qu’il cherche à venger ses parents qui ont été tués par d’affreux bandits et il va passer le film à retrouver les bandits.

 

Frédéric Borgia : Il y a une simplicité de la narration qui vous plait ?

 

Yves Boisset : Oui, et il y a une grande différence avec les films français où, au bout d’une demie heure, on sait pas de quoi il s’agit. C’est pour ça d’ailleurs que les films américains, même non doublés, parlent un langage universel, que l’on pourrait qualifier si l’on veut de langage hollywoodien, mais ils sont fait d’une manière que n’importe quel public, même très simple, je sais pas des bantous ou des esquimaux, et bien ils comprennent immédiatement le film.

 

Didier Baussan : Justement je trouve que vous avez beaucoup d’humour. Et vous avez jamais eu l’opportunité ou le désir de tourner une comédie ?

 

Yves Boisset : Ben Dupont Lajoie pendant un peu plus d’une heure, c’est une comédie grinçante. Mais les gens se marrent comme des baleines, enfin le film a été un succès à mon avis, parce qu’il faisait marrer les gens, et après, ça se gâtait.

 

Didier Baussan : Oui, on retient plutôt ça d’ailleurs...

 

Yves Boisset : Oui, bizarrement, les gens ont oublié quand le film se termine que c’était une comédie et ressortent assommés... Mais, pendant une heure, ils se marraient. Et puis j’ai tourné des comédies. Canicule est une sorte de comédie noire, très très noire, très violente.

 

Frédéric Borgia : C’est peut-être un des films où on sent le plus votre envie de cinéma américain, ou d’hommage au cinéma américain ?

 

Yves Boisset : Mouais... Oui, ben oui parce qu’il y a Lee Marvin qui a un jeu avec le mythe de Marvin ou la scène avec Tina Louise qui ouvre le film, c’est pratiquement des citations de Johnny Guitar.

 

Frédéric Borgia : Et quel a été votre rapport avec le succès public ? La femme flic, c’est un énorme succès, Dupont Lajoie aussi. Ce sont peut-être vos deux plus gros succès...?

 

Yves Boisset : Non Le juge Fayart a été un très très gros succès. Mais le plus gros succès, c’est Un taxi mauve aussi, qui n’est pas du tout un film a caractère politique, c’est un film romantique, c’est une histoire d’amour.

 

Frédéric Borgia : Et donc quel est votre rapport au succès public ?

 

Yves Boisset : Ben, j’étais très content quand j’avais du succès, j’ai été beaucoup plus triste quand, d’abord on m’a empêché de faire des films. Ca, c’est l’une des carrières qui a été, le plus brutalement et pour des raisons politiques, bloquée net. Et après, je me suis efforcé de survivre en faisant des téléfilms, qui étaient souvent des films qui traduisaient des préoccupations sociales évidentes, comme l’affaire Seznec, l’affaire Dreyfus, qui est, il faut le noter quand même, le premier film français sur l’affaire Dreyfus, si on excepte le film de 6 minutes de Méliès en 1904. Mais, autrement, il y a eu je pense une dizaine de films sur l’affaire Dreyfus, y compris un film nazi, en 1934, qui tenter de démontrer qu’on reprochait aux Allemands d’être antisémites, mais que c’était rien à côté des Français. Et c’était le message que tentait d’envoyer le film allemand, mais on n’a jamais plus fait un film français sur l’affaire Dreyfus. Costa Gavras s’y était lancé. Cayatte, l’éternel Cayatte, qu’on va réévaluer un jour à mon avis, parce que je pense que ça a été un des cinéastes français les plus matraqués, les plus critiqués, les plus trainés dans la boue. Quand on revoit les films, je dis pas tous, mais on s’aperçoit qu’il y en a un certain nombre qui sont vachement biens. Justice est faite, c’est vachement bien, Nous sommes tous des assassins, c’est un film formidable et singulièrement courageux pour l’époque, sur la peine de mort. Alors qu’il présentait quatre cas de condamnés à mort qui étaient indéfendables. Donc, c’était vraiment contre la peine de mort. Parce que le type qui jette son gosse par la fenêtre du 4ème étage parce qu’il en peut plus, à cause du bruit... parce qu’il est alcoolique, personne n’a envie de le défendre. Essayer de persuader les gens que c’était pas une raison pour le guillotiner, c’est vachement courageux je trouve.

 

Frédéric Borgia : Et vous, vous êtes un peu dans la lignée d’André Cayatte finalement...

 

Yves Boisset : Oui, je n’en ai absolument pas honte. Pendant longtemps, c’était la honte suprême d’être comparé à Cayatte, que tout le monde considérait comme un nul. Moi je l’ai un peu connu dans la vie, c’était un aventurier, c’était un type extraordinaire, qui a tombé plus de femme que Simenon. C’est un type qui avait vraiment fait de sa vie une aventure et qui a été souvent vachement courageux. Alors on revoit pas beaucoup ses films malheureusement, mais, un certain nombre de films. Le Dossier noir par exemple, qui est moins connu, Justice est faite, Nous sommes tous des assassins, c’était des films vachement gonflés. Et, même Mourir d’aimer, qui est un mélodrame, qui raconte l’histoire de Gabrielle Russier. C’était pas indifférent de faire un plaidoyer pour Gabrielle Russier, qui a d’ailleurs été un énorme succès.

 

Frédéric Borgia : Et quand on dit, à l’époque la critique, qualifiait vos films de fictions de gauche, souvent. Chez certains ça pouvait être péjoratif, et vous, ça ne vous gênait pas ?

 

Yves Boisset : Ben oui, pour Minute c’était péjoratif, indiscutablement.

 

Frédéric Borgia : Donc en fait, la télé ça a été plutôt par obligation.

 

Yves Boisset : Oui, c’est évident. D’abord on est payés trois fois moins, on a beaucoup moins de moyens. Ca relève souvent de l’exploit. Alors oui, un film que j’aime beaucoup beaucoup beaucoup, qui à mon avis est l’un de mes meilleurs films, c’est Le PantalonLe Pantalon c’est, à mon sens, un de mes meilleurs films. Sur les fusillés pour l’exemple de la guerre de 14, qui était un téléfilm. C’est un film qui, comme L’Affaire Dreyfus, a eu des conséquences sociales, politiques importantes, puisque c’est ce qui avait amené Chirac –qui n’a pas fait que des conneries– pour la première fois à faire admettre –ce que n’avait pas fait Mitterrand– le fait que l’Affaire Dreyfus était un complot de l’armée, qui avait truqué les pièces pour faire condamner Dreyfus qui de toute évidence, était innocent. Et le premier qui a officiellement dit que l’armée française était coupable, c’est Chirac ; comme sur d’autres affaires d’ailleurs, Le Vél’ d’hiv ‘ aussi par exemple. Il a été le premier à dire que c’était une affaire française.

 

Frédéric Borgia : Et sur Dreyfus, il va y avoir un film, qui va s’appeler D. C’est Polanski je crois, qui va faire un film sur l’affaire Dreyfus.

 

Yves Boisset : Cela dit, L’affaire Dreyfus, qui a eu un énorme succès, qui a eu des prix partout, ça a été tiré du livre de Jean-Denis Bredin, je pense que ce sera difficile –je parle pas cinématographiquement !–d’en dire plus et d’en faire plus sur l’affaire Dreyfus que ce qu’on a fait avec Semprún. Et le film faisait vraiment un point très fort y compris qu’on disait ou qu’on sous-entendait que Dreyfus était un sale con et qu’il était un juif antisémite. Puisque la revue Blanche et les milieux juifs de l’époque ont mis très longtemps à démarrer pour défendre Dreyfus, parce que Dreyfus était violemment antisémite. Et il a dit à plusieurs reprises : « moi je suis un officier français de l’armée française, mais je suis juif comme j’aurais pu être Breton ou Auvergnat. Et donc, il avait refusé de faire partie de l’association des officiers juifs de l’armée française, et il a vraiment pris ses distances avec tout mouvement clairement juif ou lié au milieu juif. Bon, mais il était innocent, même si c’était un sale con, il était innocent.

 

Frédéric Borgia : Je voulais vous poser une question sur le polar. Vous êtes souvent associé au polar et vous en avez tourné un certain nombre. C’est quoi pour vous la définition d’un polar et en quoi c’est vraiment important dans la littérature et le rapport à la société...

 

Yves Boisset : Oui, j’en ai tourné un certain nombre. Et bien, c’est un genre d’abord formidable, aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan cinématographique. Mais, ensuite le polar est souvent l’occasion, d’une manière intéressante pour les spectateurs, de traiter d’un problème social, ou de traiter d’un milieu. Tous les films noir américains par exemple, se passent dans les abattoirs, sur les quais et c’est une vision assez juste, assez réaliste du milieu qui est présenté. Et le polar est un vecteur idéal pour traiter d’un problème social ou d’un problème politique, à mon avis.

 

Frédéric Borgia : C’est ce qu’à réussi Manchette d’une certaine manière.

 

Yves Boisset : Oui, heu pour Manchette c’est encore différent. Je dirais que c’est un poète. L’ancrage à gauche des bouquins de Manchette est indéniable. Et, vous trouverez pas une analyse politique quelconque, c’est un climat.

...

D’ailleurs, il y a un moment où il était assez copain avec Topor et ils avaient beaucoup de points communs, et puis il y a un moment où ils se sont fâchés. Moi je les connaissais bien tous les deux et je trouve qu’ils avaient beaucoup d’analogies. Bon, Topor était beaucoup plus multicarte : il était peintre, il était poète, rigolard... Oui, et Manchette était beaucoup plus pince-sans-rire, mais il avait aussi un énorme humour. Manchette était quelqu’un d’extrêmement intériorisé. Comme la suite de sa vie l’a montré, il supportait pas les gens... parce qu’il pouvait plus sortir de chez lui à une époque. Pendant les dernières années de sa vie... Un beau jour il est sorti acheter le journal et arrivé dans la rue, il s’est assis par terre, juste à la porte de son immeuble et il a demandé au concierge de l’aider. Il est plus sorti de son appartement, et, dans l’appartement, il avait la trouille de sortir de sa chambre. Alors, ils avaient fait aménager une salle de bain dans une grande penderie, pour qu’il ait pas à sortir de sa chambre. C’était plus que de l’agoraphobie. Pour le voir, il fallait aller le voir chez lui, il voulait pas voir grand monde d’ailleurs.

 

Frédéric Borgia : Juste peut-être pour le catalogue, vous pourriez nous parler un petit peu de Allons z’enfants ? Pourquoi c’est celui qui vous correspond le plus ?

 

Yves Boisset : Oui. Alors déjà c’est, à mon sens, mon film le plus personnel, qui est le plus proche de moi. Vraiment, Chalumot c’est... « Je est un autre ». Mais, c’est un bouquin que j’avais lu quand j’avais 16-17 ans, et après je l’ai emmené, je l’ai toujours eu dans mon paquetage, pendant mon service militaire. Alors que c’est un bouquin évidemment interdit à l’armée. Et j’ai eu je sais pas combien de jours de cachots parce qu’un jour ils avaient fouillé dans la chambrée et j’ai eu je sais pas combien de jours parce que je m’étais fait piquer avec Allons z’enfants. Et, je m’étais juré d’en faire un film. Ce que j’ai fait. Et c’est mon film le plus personnel parce que les rapports familiaux, etc. c’est complètement une projection de mon moi le plus intime.

 

Frédéric Borgia : Et Le Juge Fayard, c’est un film aussi auquel vous semblez tenir...? Pourquoi ?

 

Yves Boisset : Oh oui, je l’aime beaucoup. Parce que c’est l’histoire d’un type –c’est à peu près le sujet de la plupart de mes films– qui cherche désespérément à ce que la vérité sorte, à ce que la vérité triomphe et il le paye. Et, vous pouvez prendre à peu près tous mes films, c’est le sujet.

 

Frédéric Borgia : Quel est votre rapport aux comédiens ? Est-ce que c’est vous qui vraiment teniez à les choisir ou est-ce que la production vous a imposé des choses ?

 

Yves Boisset : Ah ben oui. J’ai même jamais eu de casting director. C’est vraiment un choix personnel, même pour les petits rôles. Alors, il y a des acteurs avec lesquels j’ai eu une relation beaucoup plus forte qu’avec d’autres. Patrick Deweare était vraiment par exemple, un des mecs qui était le plus important pour moi, même s’il était insupportable, mais ça c’est autre chose, mais que j’aimais passionnément. J’aime beaucoup Christophe Malavoy, qui maintenant est devenu metteur en scène. Mais qui a failli faire une grande carrière, mais c’est un peu les hasards de la vie. Et c’est aussi la droiture, voire la rigueur de Christophe, parce que, c’est vraiment tout ce qu’on veut, mais c’est un type qui est très droit et qui est absolument sans compromission –ce qui veut pas dire qu’il fait pas des films dont il aurait pu se passer, mais, dans la vie c’est un type extrêmement droit. Pierre Donnadieu, qui était un de mes meilleurs copains et qui avait l’air, parfois le comportement d’une brute, mais qui était en fait un océan de tendresse. Et Bernard-Pierre il supportait pas le mensonge, il supportait pas l’hypocrisie, et si quelqu’un se conduisait mal avec lui, il pouvait lui exploser la gueule. Mais c’était un type d’une droiture... J’ai jamais vu Bernard-Pierre mentir, même par facilité pour se simplifier la vie. Jean Carmé... c’était à la fois mon père, mon frère, mon copain, ça a vraiment été une immense amitié.

 

Frédéric Borgia : Votre rapport avec les comédiens était plutôt sympathique, pas forcément dans le conflit...

 

Yves Boisset : Ah non ! Moi rarement. D’ailleurs, je crois pas que quelqu’un puisse vous dire qu’il m’a vu gueuler sur un plateau ou me mettre en colère. À ma connaissance c’est jamais arrivé. Que j’ai été très en colère intérieurement, ça, ça a pu arriver plus d’une fois.

 

Frédéric Borgia : Contrairement à quelqu’un comme Claude Sautet, comme on en parlait tout à l’heure.

 

Yves Boisset : Ah oui, Sautet il piquait des colères Jupitériennes, mais il était en même temps d’une gentillesse absolue et il s’excusait dix minutes après. D’ailleurs je sais pas pourquoi il se mettait en colère la moitié du temps. Parce que y’avait un truc qu’il arrivait pas à résoudre, alors il se mettait en colère. Par exemple les repérages avec Sautet c’était épique. Par exemple, on arrivait dans une rue et il disait : « tu vois le café là, il me parait correspondre, mais c’est emmerdant parce qu’il y a des bagnoles et si je veux faire des plans à travers les fenêtres du café... », et je lui dit : « ben ça c’est pas compliqué, on les fait enlever ». Et je lui dis : « mais tu veux qu’il n’y ait pas du tout de voiture », « ben oui, elles vont nous faire chier les bagnoles ». Et on y arrivait et il nous disait « Mais vous êtes devenus fous, vous connaissez une rue où y’a pas de voitures à Paris !? », et on lui disait : « ben écoutes, tu nous as demandé de les enlever ». Et là il s’énervait ! Mais bon, il se mettait en colère contre lui-même, parce qu’il avait immédiatement compris que c’était absurde une rue sans voitures.

 

Didier Baussan : Moins cynique que Melville alors ?

 

Yves Boisset : Ah, c’est complètement différent ! Sautet c’était un type profondément gentil et chaleureux. Et puis, de temps en temps –je dirais une fois tous les deux jours, quand même– il piquait des colères homériques, et puis après il s’excusait en disant « non, mais tu sais, je t’aime bien. Melville, c’était différent, c’était un type profondément méchant. D’ailleurs je raconte deux-trois anecdotes dans mon bouquin qui montrent qu’il était pas câlin. Mais, moyennant quoi, c’était un type d’une intelligence et d’un talent et à sa façon d’un charme... Moi je dois dire que j’étais fasciné par Melville. D’ailleurs c’est probablement un des cinéastes qui ont eu le plus d’influence sur moi. Quand j’ai tourné Jean Moulin par exemple, j’ai vu dix fois L’armée des ombres, en essayant de l’analyser ; la vision qu’avait Melville des années de l’occupation, cette espèce de lumière bleue-grise des années de l’occupation... c’est ce que j’ai essayé de restituer dans Jean Moulin, qui est non pas  pompé mais influencé.

 

Frédéric Borgia : Mais, Melville, il a influencé des gens comme vous, des gens comme John Woo dans le cinéma de Hong-Kong, ou même Tarantino.

 

Yves Boisset : Là, pour le cinéma hongkongais j’ai un peu plus de mal à voir l’influence de Melville, à part qu’il faut des Chinois à chapeaux mous, mais, en dehors de ça...

 

Didier Baussan : Il le disait peut-être comme un hommage au cinéma européen et Melville avait peut-être particulièrement frappé son imaginaire. Mais il reste asiatique par définition.

 

Yves Boisset : Oui, mais Scorsese se recommande aussi beaucoup de Melville, ça me parait déjà plus exact. Mais je crois que là où Melville était très fort, c’était pour créer une atmosphère. Et il y avait dans tous ses films une atmosphère très particulière et formidable et qu’il savait admirablement créer.     

 

Frédéric Borgia : Et, y a-t-il des comédiens avec lesquels vous n’avez pas tourné ? C’est un regret ?

 

Yves Boisset : Oui, un surtout : Mitchum...

Non et puis j’ai eu la chance de le rencontrer deux-trois fois et puis on a vachement sympathisé. Et puis la forme d’humour de Mitchum, moi j’adhère intégralement. Et, son apparent je-m’en-foutisme qui était plus une image qu’il se donnait d’ailleurs, qu’une réalité. Il a dit tous les trucs qui sont connus, que « vraiment d’être comédien, c’est le métier le plus stupide de la terre mais que par contre ça permet de gagner du pognon. Et ce qu’un connard comme Rintintin peut faire, je dois pouvoir le faire ! »

 

Didier Baussan : Il en fait peu en plus, c’est ça, c’est le magnétisme.

 

Yves Boisset : Ah ben, y fait rien ! Mais, il avait un regard extrêmement lucide. Par exemple, pour lui, le plus grand film qu’il avait jamais fait, c’est La nuit du chasseur, film qui a été maudit, plus que maudit.

 

Frédéric Borgia : Oui ! Et qui aujourd’hui est montré aux gamins, ça fait partie du dispositif comme École au Cinéma, Collège au Cinéma, c’est le classique à montrer à tout enfant.

 

Yves Boisset : Et d’ailleurs, c’est marrant parce que le film est sorti au Midi-Minuit, où ils passaient des films érotiques, des polars, des trucs comme ça. Et, comme les artistes associés avaient refusé de distribuer le film aux Etats-Unis, il est jamais sorti aux Etats-Unis, enfin, à l’époque. Et il a été balancé en Afrique, en Europe, comme un petit polar vaguement érotique. Et je me rappelle, sur la façade du Midi-Minuit, ils avaient pris le moment où il va assister à un spectacle de strip-tease et il y a un plan où on voit l’effeuilleuse à travers une serrure. Et sur l’affiche ils avaient fait un panneau –ça n’existe plus à notre époque devant les cinémas– très grand quoi, et c’était la fille dans la serrure. C’était ça l’accroche. Et je me rappelle, les seules bonnes critiques qu’il y a eu quand le film La nuit du chasseur, est sorti et ça je m’enorgueillis, c’est que les deux ou trois bonnes critiques qu’il y a eu, il y en a eu une de Truffaut je crois et moi aussi, j’avais fait une critique dithyrambique, alors que personne à la rédaction de Cinéma 57 n’avait été voir La nuit du chasseur

Le film était si anodin que personne n’en avait fait la critique. Et maintenant c’est un des films incontournables.

 

Frédéric Borgia : Il y a eu un jour une rétrospective des films uniques, des gens qui n’ont fait qu’un seul film dans leur vie. C’était pas mal, on s’apercevait que les gens n’avaient pu faire, pour x raisons qu’un film dans leur vie, et c’était plutôt intéressant, comme programmation. 

 

Yves Boisset : Oui, cela dit, y a des tas de gens qui ont fait qu’un seul film et il était tellement nazebroque qu’ils en ont pas fait d’autres !

 

Didier Baussan : Moi j’avais quand même une autre question, enfin une réflexion, en vous entendant parler : est-ce que vous avez songé un jour à faire un film sur Céline ?

 

Yves Boisset : Oui, bien sûr. Enfin, ça je laisse ça à mon... c’est vraiment un de mes meilleurs amis, c’est Christophe Malavoy. Depuis trois ans, il espère désespérément faire un film sur Nord.

 

Frédéric Borgia : Si je me souviens bien, Jean-François Stévenin a le projet de Voyage au bout de la nuit depuis quinze ans... Il le fera pas.

 

Yves Boisset : Ca fait partie des utopies, à mon avis. Mais, il y a eu trois projets que je connais bien sur le Voyage. Y a eu Clouzot qui y avait pensé à un moment. Y a eu Verneuil, qui a été le plus avancé. Audiard, bon il était très paresseux Michel, mais il avait beaucoup réfléchi à une adaptation du Voyage et c’est Verneuil qui devait le faire. Et puis y a Sergio Leone qui devait le faire. Et, c’était assez avancé mais il a renoncé à le faire. Et, Sergio, une fois qu’il a fait Il était une fois l’Amérique, il a estimé que c’était son Voyage au bout de la nuit. Et puis après il est mort, donc...

Mais je n’ai jamais été vraiment l’assistant de Leone. Autant je l’ai été de Melville, de René Clément, de Sautet, de Riccardo Freda puisque j’ai tourné au moins trois films à sa place, puisqu’il était tellement paresseux Riccardo qu’il venait même pas aux tournages. Et puis il avait deux particularités Riccardo. D’abord, c’est un type que j’ai aimé énormément et qui avait un talent inouï, or il n’a tourné que des nanars, ou à peu près. Mais, c’est un mec qui avait un talent que, vraiment bon ça peut sembler stupide ou baroque de dire ça, mais il avait un talent à la Visconti. Mais, par contre, il avait deux petits défauts, c’est qu’il lisait pas les scénarios, avec un excellent argument, c’est qu’il disait « si je lis cette connerie, je tournerais jamais ! ». Il écrivait pas et donc, il tournait les scénarios qu’on lui proposait et qu’il ne lisait pas. Et il avait deux exécrations, c’était les actrices, parce qu’il avait été marié à une actrice italienne, qui s’appelait Sylvana Pompadini , qui était une des grosses poitrines du cinéma italien, et elle s’était tirée avec un coiffeur... Il en avait conçu une haine farouche des actrices et des coiffeurs. Donc les coiffeurs étaient interdits de séjour sur les plateaux de Freda. Donc, quand il y avait des scènes avec des actrices, c’est moi qui allais tourner. Lui il disait : « je vais faire l’essai avec les chevaux, ils sont plus intelligents ».

 

Frédéric Borgia : Et actuellement, vous avez un projet, vous travaillez sur quelque chose ?

 

Yves Boisset : Oh oui, bien sûr. Ben là j’ai écrit deux scénarios. L’un que j’ai écrit uniquement comme scénariste, c’est un projet sur le football, la FIFA. C’est une fiction, qui sera un très gros film avec des acteurs américains, mais c’est pas le film que moi j’aurais fait sur la FIFA, que je considère comme une bande d’escrocs, de truands, de voyous... Mais là c’est à la gloire de la FIFA. Mais c’est bien tombé parce que j’avais besoin de fric, et c’est honorablement payé. Et je viens d’écrire un truc sur la malédiction de Toutankhamon, c’est pareil, c’est un travail de commande, mais je le tournerai pas moi. Et par contre, j’ai un projet qui s’appelle Les diamants de la terreur et qui est un film sur la Françafrique. Sur les rapports politiques entre la France et l’Afrique mais c’est un film très noir –sans très mauvais jeu de mot– puisque la plupart des personnages sont blacks, et c’est assez sulfureux. Je suis pas sûr de réussir à le monter. Et puis je vais tourner aussi un documentaire, sur Cinecittà. Et sur l’histoire de Cinecittà depuis la création des studios par Mussolini, etc. Et puis avec des extraits des principaux, mais pas uniquement, films qui ont été tournés à Cinecittà.

 

Entretien réalisé le 8 septembre 2012 par Frédéric Borgia et Didier Baussan (photoEtienne H. Baussan)