1ERE JOURNÉE - CONFÉRENCE

REGARD DE PIERRE ET IMAGE ANIMÉE

par Vincent Vergone, artiste pluridisciplinaire, sculpteur, metteur en scène, auteur de spectacles de lanterne magique et de films d’animation. 


> Petite histoire de la lanterne magique
> L’anima
> De l’utilisation des images
> D’où vient la créativité ?
> échanges avec la salle
> bibliographie


Vincent Vergone présente son parcours. Il travaille au contact de la petite enfance depuis 30 ans. Il a découvert la lanterne magique alors qu’il était jeune marionnettiste. À cette époque, il était très attiré par le théâtre d’ombres. Comme ce genre de spectacle nécessite de l’argent et qu’il n’en avait pas, il a fait sa première création en utilisant un projecteur qu’il avait lui-même bricolé. Ce n’est qu’ensuite, en tombant sur un livre consacré à la lanterne magique, qu’il s’est rendu compte qu’il avait reproduit cette technique sans le savoir.

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Petite histoire de la lanterne magique

Cette technique, qui existe depuis le 17ème siècle, a bouleversé l’histoire de l’Occident. En fait, l’histoire du cinéma commence avec l’histoire des hommes : à partir du moment où l’homme a découvert le feu, il s’est approprié la lumière, donc l’art de faire des ombres.

Jusqu’au 17ème siècle, l’art de la projection lumineuse a été considéré comme proche de la sorcellerie. Puis un savant hollandais, Christiaan Huygens, a mis au point la lanterne magique. À cette époque, la source lumineuse était mouvante, puisqu’il s’agissait d’une flamme. Il y a donc eu, dès le début, du mouvement dans ces images. 

Par la suite, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, Émile Reynaud a inventé le praxinoscope. Avec le Théâtre Optique, il a fait les premières projections de dessins animés au musée Grévin. Cela s’est passé dix ans avant l’invention du cinéma. Émile Reynaud, photographe scientifique, était un chercheur proche des enfants. Il est mort dans la misère après avoir été supplanté par Thomas Edison et les Frères Lumière.

C’est en entrant dans le cœur de cette machine, le praxinoscope, que Vincent Vergone a essayé de comprendre comment on fabriquait le mouvement. Sur cette base, il a réalisé ses premiers films d’animation.

 

L’anima

Vincent Vergone explique que ce film est composé de 3000 dessins grattés sur pellicule. Dans son dernier livre, Libre jardin d’enfants[1], il aborde l’œuvre d’art en s’appuyant sur le travail qu’il a effectué dans le domaine de l’animation. Quand on tourne la manivelle du projecteur, on ne voit plus les images fixes, mais ce qui les relie : c’est la pensée qui relie les images, autrement dit l’anima – l’âme, l’esprit. Sa démarche, en tant que sculpteur ou animateur, est de rendre visible l’anima, la vie, d’en laisser une trace.


© Héliotrope de Vincent Vergone

La notion d’âme, qui aujourd’hui peut nous sembler lointaine, remonte aux origines de l’humanité. Des archéologues ont découvert des petits disques en pierre datant du néolithique qui, gravés des deux côtés, permettaient d’exécuter une animation sommaire à la façon des thaumatropes, comme l’a démontré le spécialiste de l’art pariétal Marc Azéma. Les hommes qui ont représenté des tigres sur les parois de la grotte Chauvet leur ont dessiné plus de quatre pattes, comme si ces animaux esquissaient le mouvement d’une course. Les premiers hommes étaient donc intéressés par le principe qui anime les êtres : le mouvement, la vie.

Le 17ème siècle est le siècle des automates, au cours duquel Descartes élabore la théorie des animaux machines. Selon cette théorie, le mouvement des animaux, êtres dénués de conscience, est la conséquence d’un enchaînement de causes et d’effets, comme dans une machine. Ces idées ont déclenché d’importants débats avec ceux qui ne pouvaient pas concevoir le mouvement autrement qu’inspiré par l’âme qui habite le corps, humain ou animal. Le 17ème siècle marque les débuts du matérialisme, qui nie l’idée de vie. On passe ainsi d’une vision de la nature animée à une vision de la nature morte, ouvrant la voie à l’instrumentalisation des animaux et des hommes.

Depuis Descartes, la science a évolué. Avec la thermodynamique, la science arrive à penser la vie. Vincent Vergone s’appuie ici sur la pensée du physicien Ilya Prigogine, qui montre que le mouvement est inhérent à la matière. L’anima apparaît alors comme le principe fondamental qui permet à la vie de se renouveler.

Si nos cellules ont changé depuis notre naissance, il y a une cohérence qui fait qu’on est toujours la même personne. C’est l’anima. Un être vivant est autopoiétique : il vit de son propre mouvement. Il y a une autonomie de la vie. Une machine, elle, ne peut se mettre en marche ni se réparer toute seule. Le principe est le même dans le travail d’animation.

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De l’utilisation des images

Fait-on des images pour capturer les esprits par le truchement d’un écran, ou au contraire pour leur permettre de penser par eux-mêmes ? C’est toute la question que posent la magie suscitée par le mouvement des images, et son utilisation.

Au Moyen-Âge, on projetait des images dans les lieux religieux. Le public émerveillé, effrayé, ne savait pas d’où ces images venaient : ces projections avaient une dimension ésotérique. Cela a fini par inquiéter l’Église, qui à partir du 17ème siècle a œuvré pour la démystification de la projection en montrant que ces images n’étaient pas le fait d’un esprit divin (ou malin) mais une production mécanique.

Laurent Mannoni explique très bien cette évolution dans son livre Le grand art de la lumière et de l’ombre : archéologie du cinéma. Il cite notamment l’exemple d’un prêtre, au Moyen-Âge, qui était parfaitement conscient des possibilités de manipulation offertes par la projection d’images, et qui pour cette raison ne voulait pas divulguer le secret de leur fabrication.

Les années 1920 marquent un temps fort dans l’histoire de l’utilisation pernicieuse de la projection lumineuse pour manipuler un peuple. Dans son livre Propaganda, le publicitaire Edward Bernays théorise l’idée d’une synergie entre les techniques des médias, de la littérature et du cinéma, au service d’idéologies. Cette utilisation des images, qui permet de penser à la place des gens et à leur insu, sera l’instrument de la société de consommation.

Ces techniques vont à l’encontre de la vie, dont le propre est d’agir à partir de son propre mouvement, en pleine autonomie. Il faut conserver cette dimension merveilleuse des images, non pas dans le but de tromper le spectateur (en l’occurrence le très jeune spectateur), mais de développer sa pensée.

 

D’où vient la créativité ?

Qu’est-ce que la créativité ? D’où vient-elle ? On sait, aujourd’hui, que l’inspiration ne tombe pas du ciel. Vincent Vergone fait référence au philosophe et scientifique Francisco Varela qui, dans L’inscription corporelle de l’esprit, a montré que l’évolution naturelle n’était pas le fait de l’animal seul, ni le fait du paysage seul, mais de l’association de l’animal et du paysage.

La créativité fonctionne de la même manière. Elle naît du lien que nous entretenons avec notre environnement.

C’est parce que la créativité naît de notre sensibilité au monde qu’il faut défendre la place de la vie. Nous sommes des êtres sensibles reliés au monde par des relations de sens ; or, notre culture est inanimiste. Nihiliste et toxique, elle nie la vie.

Pour Vincent Vergone, ce constat est la source d’une véritable inquiétude pour le futur : il faut renoncer à cette civilisation écocidaire et réintégrer l’idée du principe de vie qui nous habite. Comment, en tant qu’artistes, peut-on réinventer la culture pour qu’il y ait un avenir pour nos enfants ? Il a pour sa part choisi de rebaptiser sa compagnie Praxinoscope : elle s’appelle désormais « Les demains qui chantent ».

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ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Un membre du service Jeunesse de la ville de Pantin demande à Vincent Vergone si sa réflexion philosophique a pris naissance dans son travail d’animateur.

Vincent Vergone répond qu’il s’est toujours posé la question du lien entre son travail et le monde. Tout artiste se pose la question du sens de son art. Or, nous vivons dans un monde où le sens est constamment détruit. La force des grands artistes est de nous réconcilier avec le monde en nous permettant d’accéder à une vision cohérente. Quand il conçoit un spectacle pour des tout-petits, il essaie de toucher au plus profond, même si cela ne fonctionne pas toujours. Reste que le besoin de sens est un moteur.

La coordinatrice d’un pôle régional d’éducation aux images l’interroge sur la mise en pratique de sa réflexion théorique. Comment les images qu’il crée réagissent avec sa pensée ?

Vincent Vergone fait des spectacles avec les petits depuis les années 90. Ces dernières années, de plus en plus intéressé par la question de la nature, il s’est éloigné de la scène et a créé Le Jardin d’Émerveille. Avec ce dispositif, il propose de travailler sur le rapport de sens que nous entretenons avec notre environnement par le biais de la culture. Contrairement à l’idée reçue, la culture n’est pas opposée à la nature. Il faut agir pour stopper la reproduction de cette scission et montrer aux enfants qu’on peut créer une relation de culture avec la nature, que la culture est naturelle.

Ainsi, aujourd’hui, Vincent Vergone cherche d’autres formes à explorer : au sein même de la nature, en impliquant directement son public d’enfants et de parents. Car remettre la culture en lien avec l’environnement est un enjeu écologique majeur. C’est ainsi qu’il a créé le Jardin d’Emerveille, dans le parc forestier de la Poudrerie

Jean-Claude Oleksiak intervient. Est-ce que les tout petits ne nous réapprennent pas cette force de vie ?

Vincent Vergone cite Hannah Harendt, pour qui chaque enfant par essence est l’expression de la liberté. Les enfants, qui sont des êtres humains mais pas encore des êtres de culture, nous mettent à l’endroit de tous les possibles. Si on ne sépare pas nature et culture, un enfant est déjà un homme.

Une spectatrice, musicienne, évoque l’importance de l’intuition, souvent sous-estimée et confondue selon elle avec la superstition.

Pour Vincent Vergone, cette confusion est probablement la conséquence d’un mépris de l’intuition, associée à la féminité. Le pouvoir pris par la science à partir du 17ème siècle sur le corps des femmes en est une manifestation. Le savoir millénaire des femmes, détentrices de l’art du soin et de l’enfantement, a été assimilé à de la superstition, par opposition à une supposée science (qui paradoxalement affirmait l’existence de la sorcellerie). À ce propos, on peut lire le livre Caliban et la sorcière de Silvia Federici, qui ouvre sur l’écoféminisme.

Une œuvre naît toujours d’une intuition, il faut lui faire confiance afin qu’elle se déploie. Là est le pouvoir de la sensibilité, par laquelle le monde miroite en nous et nous fait penser.

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BIBLIOGRAPHIE

Marc Azéma, La préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et cinématographe, Errance, 2011
Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Entremonde, 2017
Emilie Hache, RECLAIM, Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, 2016
Laurent Mannoni, Le grand art de l’ombre et de la lumière, archéologie du cinéma, , Nathan, 1994
Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996
André Pichot, Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993
Gilbert Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, Ellipses, 2004
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 2017 (1ère édition : 1993)
Vincent Vergone, Libre jardin d’enfant, Ressouvenances, 2019




[1] Cet essai étudie l’influence de l’art et de la culture dans l’épanouissement des jeunes enfants. Il s’appuie principalement sur l’expérience d’un lieu d’accueil, la Mirabilia, dans lequel, avec une équipe d’artistes et de professionnelles de la petite enfance, l’auteur a accueilli de très jeunes enfants avec leurs parents. 


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