3ÈME JOURNÉE - PRÉSENTATION DE MARGUERITE HÊME DE LACOTTE

LE SPECTACLE VIVANT SUR GRAND ÉCRAN DANS LES SALLES ART ET ESSAI

par Marguerite Hême de Lacotte, programmatrice cinéma et auteure d’un mémoire intitulé Les enjeux du hors film dans les salles art et essai (FEMIS)


L’exposé de Marguerite Hême de Lacotte est issu du travail de recherche mené en 2016 sur la question du hors film, dans le cadre de la formation qu’elle a effectuée à la Fémis. Ce travail est principalement basé sur des rencontres avec les acteurs du secteur, car il n’existe pas ou peu de données sur ce thème.

* Ce mémoire a été soutenu à La Fémis, dans le cadre du diplôme de formation continue Directeur.rice d’exploitation cinématographique, promotion 2016. 

Hors film, contenu alternatif, « event cinema » en anglais : les appellations sont diverses. Elles désignent tout contenu faisant l’objet d’une séance dans une salle de cinéma, qui ne serait pas un film. Le phénomène invite à s’interroger : pourquoi diffuser dans des salles des contenus qui ne sont pas des films alors qu’on a du mal à trouver de la place pour les 700 films qui sortent chaque année ? Ce qui se joue ici, c’est la question de l’identité des salles de cinéma et de leur mission.

Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le phénomène n’a pas attendu la révolution numérique pour apparaître. La volonté de passer un contenu en dehors de son lieu d’émanation préexiste même au cinéma : ainsi le théâtrophone, mis au point en 1881 par Clément Ader, permettait de diffuser de l’opéra à distance. Aux Etats-Unis, ce fut le radio-téléphone (apparu en 1910) qui retransmettait de l’opéra par voie hertzienne depuis le toit du Metropolitan Opera de New York. Puis il y eut la Theater TV à New York en 1931, et en 1939 à Paris.

 Voir les actualités française - télévision debrief du match de boxe (1950)

 

L’idée de dématérialiser les contenus est donc très ancienne. En 1952, Adolphe Trichet, président de la FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français) se rend à Turin pour assister au 3ème Congrès International de la Technique Cinématographique. Il s’y exprime au nom de la FNCF sur les liens que doivent entretenir cinéma et télévision. Il imagine un protocole d’entente, en proposant qu’une partie des programmes conçus par la télévision soit destinée aux foyers, et qu’une autre soit destinée aux salles de cinéma, via un système de projection télévisée. Il note en effet que les salles se vident de plus en plus, prisonnières qu’elles sont de la projection sur pellicule. Adolphe Trichet identifie ainsi les atouts que présente la dématérialisation des supports, ceux-là même qui seront mis en exergue avec l’arrivée du numérique 50 ans plus tard.

Par ailleurs, des comptes rendus de réunions de 1946 ont été retrouvés dans les archives de la CST (Commission Supérieure Technique de l’image et du son). On y évoque déjà l’opportunité de trouver des solutions techniques pour diffuser des œuvres dans les salles de cinéma en utilisant les supports électroniques. L’objectif majeur était la suppression de la pellicule 35 mm, avec déjà l’idée d’éviter les frais de copies.

Cela donne à penser que non seulement le hors film s’est greffé aux évolutions des techniques de projections, mais qu’il a motivé pour partie ces avancées techniques. Cela jette un éclairage intéressant sur le rôle de la salle de cinéma : un certain nombre d’exploitants considèrent qu’il ne doit y avoir que des films dans les salles, comme par le passé, alors qu’il semble bien que la salle de cinéma n’ait jamais été « pure ».

Le phénomène du hors film n’a donc rien de nouveau. Au contraire, il a accompagné les diverses évolutions techniques du cinéma. Il se manifeste plus particulièrement dans les moments de crise : la crise due à l’apparition de la télévision au milieu du 20ème siècle et la crise actuelle des supports de diffusion.

Les contenus du hors film sont les mêmes depuis le début. Il s’agit d’opéras, de pièces de théâtre, de concerts, d’événements sportifs, auxquels s’ajoutent aujourd’hui des expositions filmées, des émissions de TV, des conférences.

Ses objectifs sont également les mêmes depuis le début, à savoir :

  • Augmenter le nombre d’entrées et faire venir des spectateurs dans les salles.
  • Accroître les recettes des salles (pour un contenu hors film, le prix du billet est multiplié par deux).
  • Faire circuler les publics.
  • Œuvrer à une démocratisation culturelle.

 

Le marché du hors film s’est organisé à partir de 2008, de manière concomitante à la crise de l’industrie du disque. Trois distributeurs se partagent le marché : Pathé Live, CGR Events et Fra Cinéma. Depuis 2011, un décret encadre la diffusion du hors film de spectacle vivant : les contenus à caractère culturel bénéficient d’un numéro de visa et font l’objet d’un partage de recettes classique avec les exploitants.

© saison Opéra 2018/2019 dans les cinémas CGR

Aujourd’hui, après une période de croissance très forte autour de 2011, le marché s’est autorégulé et la cohabitation entre films de cinéma et hors film est saine, principalement parce que le marché du hors film est marginal et qu’il le restera probablement : en 2018, il ne représentait que 0,17% des séances et 0,4% des entrées.

L’opéra domine ce marché. La danse classique, les concerts et les spectacles d’humour sont aussi des contenus très plébiscités. Marguerite Hême de Lacotte précise qu’elle n’a pas eu accès à des chiffres spécifiques distinguant les catégories de contenus hors film : le CNC distingue les entrées hors film des entrées cinéma depuis 2004, sans préciser le genre de captations dont il s’agit. Les conclusions de Marguerite Hême de Lacotte émanent donc des sources qui lui ont été accessibles : ouvrages, entretiens, articles de presse.

 

Focus sur la diffusion de spectacle vivant sur les écrans des salles Art et Essai 

La plupart des exploitants des salles art et essai interrogés aujourd’hui parlent d’une incidence anecdotique et entretiennent avec le phénomène un rapport décomplexé, dans la mesure où ils y consacrent un nombre limité de séances et que les spectacles programmés correspondent à leur ligne éditoriale. Le hors film fait partie des diverses propositions offertes par ces salles, sans que cela crée de tension particulière. C’est un moyen comme un autre de faire venir du public.

Cependant, l’idée de démocratisation culturelle que voudraient promouvoir les diffuseurs de contenus hors film et que mettent également en avant les salles art et essai qui les programment, reste problématique. À commencer par le prix du billet, 15 euros en moyenne, donc plus élevé qu’une place de cinéma, alors que le contenu hors film ne coûte presque rien à diffuser. Par ailleurs, le public qui vient voir la retransmission en direct ou en différé d’opéra ou de théâtre sur grand écran est un public âgé et uniforme sur le plan socioprofessionnel, ce qui ne contribue pas particulièrement à renouveler le public déjà vieillissant des salles art et essai. Tout comme cela ne crée pas de nouveau public pour ces catégories de spectacle vivant, les spectateurs en salle étant déjà la plupart du temps des amateurs d’opéra ou de théâtre.

Se pose aussi la question de la décentralisation : en effet, la majorité des spectacles diffusés sont issus des grandes scènes parisiennes. On va voir un spectacle de l’Opéra de Paris, de la Comédie française. La diffusion du hors film perpétue une vision étroite et centralisée de la culture française, et ne rend pas compte de l’ensemble de la création contemporaine.

Décider de proposer la retransmission de spectacles dans les salles Art et Essai implique de prendre en compte divers paramètres : la localisation de la salle, son modèle économique, le public qu’elle souhaite toucher, l’existence ou pas d’une offre de spectacle vivant dans les équipements culturels qui l’entourent et qui lui font éventuellement concurrence.

Cette programmation présente indéniablement des points positifs : plébiscitée par le public, elle s’accompagne d’un taux de remplissage des salles satisfaisant ; elle peut susciter des partenariats cohérents entre institutions culturelles comme entre le cinéma L’Ecran et le festival de musique de Saint-Denis ; elle est synonyme d’offre culturelle augmentée ; les captations réalisées sont de qualité.

S’agissant du jeune public, Pathé Live Kids et CGR Events Kids se lancent quant à eux dans des propositions qui posent question. Les captations de spectacle vivant diffusées dans leurs salles sont, pour le coup, souvent de piètre qualité – une donnée que les enfants ne perçoivent pas forcément, ce qui ne contribue pas à éduquer leur regard. Les autres contenus sont des dessins animés déjà visibles à la télévision ou sur internet, qui fonctionnent alors comme produits d’appel. Dans de tels cas, l’identité des programmes et l’objectif de la démarche sont peu clairs.

© partenariat Comédie Française et Pathé Live

Par ailleurs, Pathé Live se positionne activement sur le développement du hors film à destination du public scolaire, ce qui n’est pas sans susciter quelques crispations. En 2016, le groupe a commencé à travailler avec la Comédie Française sur un projet visant à diffuser des pièces du répertoire théâtral dans 400 salles sur l’ensemble du territoire (Pathé Live diffusait alors des programmes hors film dans environ 200 salles). Un poste a été spécifiquement créé pour initier une collaboration avec les réseaux de salles indépendantes et faire la promotion de cette offre auprès des enseignants. Cette incursion affirmée de Pathé Live dans le domaine de l’éducation est évidemment problématique pour des directeurs de salles art et essai qui mettent déjà en œuvre des dispositifs d’éducation à l’image - souvent sur les mêmes créneaux horaires - et se sentent à cet égard investis d’une mission particulière.

 

Conclusion 

L’ambition d’utiliser la salle de cinéma comme réceptacle à toutes sortes de contenus est vieille de plus d’un siècle. Dans son rapport publié en septembre 2016, La salle de cinéma de demain, Jean-Marie Dura parle de « toujours faire plus dans toujours plus de domaines pour se différencier et attirer le spectateur » dans des salles de cinéma qui devront être des « lieux de vie sociale et culturelle ».

La question d’ordre moral, « un cinéma ne doit-il passer que des films ? », semble un peu caduque aujourd’hui. Mais a-t-elle jamais été pertinente ?

Le jour où tous les cinémas de France seront tellement polyvalents que le film de cinéma y sera minoritaire, alors il redeviendra innovant d’ouvrir une salle destinée uniquement aux œuvres cinématographiques…

 

ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Peggy Vallet, directrice du Studio d’Aubervilliers, fait le récit d’une récente expérience avec Pathé Live qui lui a refusé la diffusion d’une pièce de théâtre, car les salles Pathé avaient l’exclusivité de cette diffusion sur le territoire concerné.

Le fait est confirmé par d’autres personnes dans la salle. Ce système d’exclusivité pour les grands groupes est effectivement un problème.

Marc Olry distributeur indépendant, intervient pour faire part de son inquiétude. Il a le sentiment que les professionnels, distributeurs et exploitants, ont de plus en plus de mal à faire leur métier de cinéma. Tous ces contenus ne sont pour le moment que des substituts, mais qu’en sera-t-il lorsque le phénomène va se généraliser ? Il faut rester vigilant, car pour lui le rôle d’une salle de cinéma est de montrer du cinéma. Ne devrait-il pas y avoir des malus pour les salles qui diffusent beaucoup de hors film ? Il donne l’exemple du film Amazing Grace, qui relate l’enregistrement d’un concert d’Aretha Franklin et qui a été diffusé en hors film puis en séance classique lorsque le distributeur a constaté son succès. Le problème n’est pas qu’il y a trop de films qui sortent, mais qu’il y a une uniformité des la programmation sur l’ensemble du territoire, dans les salles Art et Essai comme en salles de circuit. Quand les identités se perdent, c’est le public qui trinque.

 

BIBLIOGRAPHIE

Alain Besse, Salles de projection, salles de cinéma, Dunod, 2007
Laurent Creton, Kira Kitsopanidou, Les salles de cinéma : enjeux, défis et perspectives, Armand Colin, 2013
Jean-Marie Dura, La salle de cinéma de demain, CNC, 2016
Victoire Monceau, Si tu ne viens pas à l'opéra, l'opéra viendra à toi : les diffusions d'opéras au cinéma, nouveau médium de démocratisation ?