3ÈME JOURNÉE - PRÉSENTATION DE TANGUI PERRON

TAPIS ET RIDEAUX ROUGES, ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DES RELATIONS ENTRE THÉÂTRE ET CINÉMA EN SEINE-SAINT-DENIS

par Tangui Perron, historien du cinéma, chargé du patrimoine audiovisuel à Périphérie


Tangui Perron insiste sur un mot du titre de sa présentation : « esquisse ». C’est en effet ce qui définit le mieux la nature de l’exposé qui va suivre, tant le sujet réclame encore recherches et approfondissement.

Il s’appuiera sur trois extraits de films : un classique du cinéma de banlieue et du cinéma documentaire,  L’Amour existe de Maurice Pialat (1960), et deux documents peu connus ou inconnus : Un goût de bonheur de Yves Durandeau (1976) et Femmes d’Aubervilliers de Claudine Bories (1975). Le premier est produit par Pierre Braunberger, le second par la MC 93, et le dernier par le théâtre d’Aubervilliers.


© L’Amour existe de Maurice Pialat

Ces trois extraits nous racontent une histoire : on passerait d’une banlieue où il n’y aurait rien, un désert culturel qui renforce des problèmes sociaux (L’amour existe), à des centres de productions artistiques et culturels de banlieue produisant et diffusant leurs propres images (Un goût de bonheur et Femmes d’Aubervilliers). Ceci, dans un contexte historique et politique (la fin des années 1970) qui semble enfin promettre l’émancipation économique et culturelle du monde du travail.

Maurice Pialat, pour illustrer son discours stipendiant les inégalités sociales et culturelles, montre la façade d’un cinéma, adossé à un café, qui éteint ses lumières. C’est le début du déclin irrémédiable des cinémas privés, parfois familiaux, qui vont fermer leurs portes entre les années 1960 et 1980 sur une grande part du territoire national. Dans les centres urbains, ces cinémas seront généralement remplacés par des supermarchés et des garages.

Le Ciné 104 à Pantin, par exemple, construit à l’emplacement d’une folie qui fut un temps transformé en mairie, a longtemps été une salle des fêtes où se mêlaient représentations théâtrales, projections, fêtes municipales. Il été inauguré par la municipalité comme cinéma exclusif en 1987.

On serait donc passé de la faillite d’un modèle de petite entreprise privée à un modèle municipal et/ou associatif et départemental. Mais ce n’est pas si simple. En fait, il faut revenir au début des années 1970, alors que le département vient tout juste d’être créé. Une partie de la production et de la diffusion du cinéma en Seine-Saint-Denis naît du ventre des théâtres d’une part, et est stimulée d’autre part par l’échec d’un deuxième modèle privé au début des années 1980. Cet échec est celui des circuits type UGC qui échouent à développer un système lucratif adossé aux supermarchés implantés dans les centres-villes. À titre d’exemples, le Magic Cinéma de Bobigny (2 salles) est un ancien cinéma de centre commercial (Bobigny II, 3 salles en sous-sol), tout comme l’ancien Méliès et ses 3 salles (toujours en sous-sol) de la Croix-de-Chavaux ; quant au cinéma du centre commercial d’Épinay, il a définitivement fermé ses portes après avoir été repris par la municipalité. 

Ainsi les collectivités publiques ont dû pallier deux échecs successifs du privé pour que les populations ne soient pas enfermées dans un désert cinématographique.


Tangui Perron

Sur ce point, on ne peut que constater une concordance des dates qui ne tient pas du hasard politique. On relève par exemple la réouverture du Trianon en 1984 (à Noisy-le-Sec et Romainville), les créations du Ciné 104 à Pantin et du Magic Cinéma de Bobigny en 1987, de l’Espace 1789 à Saint-Ouen et de l’Etoile à La Courneuve en 1989. Les cinémas municipaux ont parfois repris les noms des anciens cinémas familiaux sans pour autant être construits à la même place (l’Etoile) ou, au contraire, ont été complètement rebâtis sans porter le même nom (l’Espace 1789 remplace le célèbre Alhambra de Saint-Ouen).

Toutefois, la grande affaire de ces collectivités, en termes de politique culturelle, c’était d’abord le théâtre et les bibliothèques. Après la fermeture des cinémas familiaux commencée dans les années 1960 et avant la période qui commence au milieu des années 1980 avec ces réouvertures et créations de cinémas, il y a une période de gestation, durant laquelle le théâtre de Saint-Denis et surtout celui d’Aubervilliers ont tenu un grand rôle dans cette nouvelle politique cinématographique.

Ainsi, le théâtre de Saint-Denis prend dès 1960 le nom de Gérard Philipe, en hommage à l’acteur de théâtre et de cinéma décédé un an plus tôt. S’y est déployée ensuite une importante activité ciné-clubique. En novembre 1972, au théâtre Gérard Philippe, a eu lieu la Quinzaine de l’immigration avec le soutien de la municipalité, du MRAP et l’UL CGT. La Quinzaine s’est ouverte avec la projection d’Elise ou la vraie vie de Michel Drach devant 400 personnes. On y a projeté Etranges étrangers de Marcel Trillat et elle s’est achevée par un concert de Paco Ibanès et Luis Cilia, qui a composé la musique d’un classique du cinéma de l’immigration, O Salto.

Le cinéma l’Écran de Saint-Denis a d’abord été une salle attenante au théâtre Gérard Philippe, ouverte en 1982. C’est en 1991 que s’est ouvert l’Écran tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses 2 salles près de la Basilique. La salle attenante au théâtre Gérard Philippe a fermé en 1999 (entre 1991 et 1999, l’Écran disposait donc de 3 salles).

L’histoire du théâtre d’Aubervilliers mérite aussi d’être esquissée. Gabriel Garran (qui a été l’assistant de Maurice Pialat sur Janine et de Jacques Rozier sur Adieu Philippine) ouvre le théâtre de la Commune à Aubervilliers en 1965 grâce à l’appui déterminant de la ville et de Jacques Ralite, alors adjoint à la culture de la ville. Cette ouverture a été précédée par l’animation sur la ville, par Gabriel Garran, d’une troupe théâtrale en majorité composée d’actrices et d’acteurs amateurs et par un festival qui se tint avec succès dans un des gymnases de la ville, entre 1961 et 1965. Gabriel Garran était loin d’être insensible au cinéma. Le cinéaste et metteur en scène René Allio a d’ailleurs en partie conçu et modifié la scène du théâtre de la Commune. On peut également relever la qualité des captations des pièces qui constituent le beau fond d’archives de ce théâtre.

En 1971, le théâtre est promu Centre dramatique national. L’année d’après s’ouvre une salle de cinéma classée Art et Essai – certainement la première dans le département – bientôt dirigée par Claudine Bories, qui est aussi passée par le théâtre de Saint-Denis. Gabriel Garran, dans le film d’Eric Garreau consacré aux 50 ans du théâtre de la Commune, parle d’un « accompagnement cinématographique » à propos de cette salle de cinéma. À peine 3 minutes sont consacrées au cinéma dans ce film de plus d’une heure, mais on y apprend que Godard, Chabrol, Gance, Melville sont venus rencontrer le public d’Aubervilliers, que l’œuvre de Jean Renoir y a été présentée durant 8 jours, en présence du réalisateur. Par ailleurs, les liens d’amitiés entre Jacques Ralite et Marcello Mastroianni ont amené celui-ci à se rendre à plusieurs reprises dans ce cinéma.

 voir L’avenir du théâtre appartient à ceux qui n’y vont pas - Cica vidéo, Eric Garreau, Denis Ralite, novembre 2015

 

L’influence de Gabriel Garran sur la politique culturelle ne se limite pas à la ville d’Aubervilliers. En 1973, le ministère de la Culture valide la création de la MC 93, dont il confie la direction à Claude Olivier Stern, qui avait dirigé celle du Havre. La préfiguration de la MC 93 a été en partie pensée par Gabriel Garran dans un idéal de proximité avec les populations du département. Ainsi la Maison Culturelle devait se déployer en 3 lieux et 3 salles : une à Villetaneuse qui ne fut jamais bâtie, l’Espace Jacques Prévert à Aulnay-sous-Bois et la MC 93 à Bobigny. La MC 93 et l’Espace Jacques Prévert ont d’ailleurs les mêmes architectes et présentent un même jeu sur les volumes et les matériaux. Les deux salles ont bénéficié de lieux de projection et la MC 93 a eu très tôt une antenne audiovisuelle, d’abord dirigée par Yves Durandeau puis par Jean-Patrick Lebel. Jean-Patrick Lebel, avec Luc Alavoine (qui vient de l’éducation populaire et de la Maison de la culture de Vitry), va également concevoir un petit studio sur le modèle de la télévision. Luce Vigo, critique et programmatrice, fille de Jean Vigo, va animer et programmer pendant 10 ans le cinéma de la MC 93 avant de programmer le cinéma Louis Daquin au Blanc-Mesnil. L’antenne audiovisuelle de la MC 93 est l’ancêtre de Périphérie, que Jean-Patrick Lebel et Claudine Bories vont fonder en 1983, toujours à Bobigny, mais en dehors de la Maison Culturelle. La polyvalence du lieu va s’atténuer et la Maison Culturelle perdre un peu plus de son ambition initiale quand la mairie d’Aulnay-sous-Bois va changer de couleur politique en 1983 et municipaliser en 1985 l’Espace Jacques Prévert. Il faut préciser ici que toutes ces villes étaient communistes, comme le département. Même si elles pouvaient être traversées par des rivalités de territoire, elles partageaient une même conception de la culture en banlieue.

© Femmes d’Aubervilliers de Claudine Bories

De 1990 à 2014, le Magic Cinéma de Bobigny va organiser le festival Théâtre au cinéma, qui bénéficiera de superbes catalogues et de programmations exigeantes et exhaustives. Néanmoins les liens avec la MC 93 vont se distendre et l’objet « théâtre » devenir moins prégnant au sein de ce festival.

Tangui Perron a pu constater lui-même, en tant que programmateur de rencontres consacrées au centenaire commun du cinéma et de la CGT au Magic Cinéma, que le cinéma et le théâtre ressemblaient alors à deux mondes séparés cohabitant dans un même lieu. La gestion commune d’un même espace semblait difficile, tant du point de vue pratique et politique. Il n’y a qu’en programmant le premier film de Manuel Poirier, La petite amie d’Antonio, que Tangui Perron pense avoir un peu attiré les gens du théâtre.

Les exemples de Saint-Denis, de la MC ou du Magic Cinéma, montrent ainsi un éloignement physique et programmatique du théâtre et du cinéma au moment où les cinémas se réinstallent réellement dans les villes. Cela n’empêche pas certaines collaborations, par exemple lors des festivals. Les personnes travaillant à l’Espace 1789 et au théâtre et cinéma Jacques Prévert pourront raconter quelles synergies ils arrivent à construire entre le spectacle vivant et le cinéma.

L’Histoire n’est cependant jamais figée. Pendant les 5 ans de sa fermeture, le Magic Cinéma nomade va être accueilli entre autres dans la Bourse du Travail de Bobigny mais aussi par la MC 93. Ce serait comme un retour aux sources. Le dernier film de Ken Loach, Sorry We Missed You, sera projeté dans la petite salle et le premier film de Jeanne Balibar, Merveilles à Montfermeil, dans la grande salle. À noter également : Femmes d’Aubervilliers, réalisé par le Théâtre de la Commune, sera projeté au Studio d’Aubervilliers.

 

BIBLIOGRAPHIE

Evelyne Lorh, l’Espace Jacques Prévert, Atlas du Patrimoine de la Seine-Saint-Denis.
« Architectures de cinémas en Seine-Saint-Denis », Les points de repère du CAUE 93, n°17, 1994
Michel Migette et Etienne Labrunie, Théâtre Saint Denis, TGP : 100 ans de création en banlieue,  Au Diable Vauvert, 2016