CES FILMS QUI NOUS BOULEVERSENT ONT-ILS UNE PLACE DANS L’ÉDUCATION À L’IMAGE ?

Table ronde avec avec Joël Danet, programmateur-responsable d’enseignements de l'association Vidéo Les Beaux JoursLaurent Pierronnet, responsable Jeune Public au cinéma Jacques TatiLéo Souillés-Débats, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lorraine et Brigitte Sztulcman, conseillère pédagogique arts visuels et coordinatrice d’École et cinéma en Seine-Saint-Denis pendant 9 ans
Animée par Raphaëlle Pireyre, rédactrice en chef adjointe de Critikat.com


Un jeu est proposé aux participants de la table ronde : ils doivent tirer au sort une question et y répondre.

Joël Danet : Mon premier souvenir de peur ? Superman 2. Lorsque Superman est en rivalité avec des méchants kryptoniens. Pour sauver Loïs, il doit entrer dans une cabine qui anéantira ses super-pouvoirs ! J’ai eu tellement peur que mon frère m’a conseillé de me cacher derrière les fauteuils.

Brigitte Sztulcman : Mon premier souvenir de colère ? J’ai été très en colère contre quelqu’un qui m’a emmené voir Frankenstein Junior, un film qui m’a fait très peur ! En le revoyant, je me dis que c’est incroyable d’avoir eu peur de ce film.

Laurent Pierronnet : Mon premier souvenir de joie ? Je vivais dans un petit village de Seine-et-Marne, j’allais rarement au cinéma. Le soir, je n’avais pas le droit de regarder la télévision. Je me cachais dans l’escalier pour regarder La dernière séance et j’ai un souvenir fabuleux de Robin des bois.

Léo Souillés-Débats : Mon premier souvenir de tristesse ? La deuxième séquence de Il était une fois dans l’Ouest, quand Jack tue toute la famille et que le pistolet se transforme en train. Sinon E.T. : pourquoi est-ce qu’il s’en va ? J’ai été inconsolable.

Raphaëlle Pireyre : Mon premier souvenir de dégoût ? Notre Dame des hormones, vu à Clermont-Ferrand. Je l’ai revu en tant que jurée dans le cadre du Festival Côté Court et on lui a remis une mention, comme quoi les émotions peuvent évoluer.

Raphaëlle Pireyre introduit la table ronde en rappelant que le cahier des charges des dispositifs pose comme objectif de reprendre le chemin des salles, mais met en place également une coopération entre le ministère de la culture et l’éducation nationale. Il s’agit de montrer des œuvres de cinéma en salle mais aussi de former une culture commune et de développer le goût et la sensibilité des élèves. Dans le cas d’École et cinéma, la liste est conçue pour proposer des films de qualité et porteurs d’émotions.

 

Mais l’émotion a-t-elle sa place à l’école ?

Brigitte Sztulcman rappelle qu’il faut envisager cette question à deux niveaux : celui des instances du CNC et en tant qu’enseignant. Les instances du CNC veillent à la qualité des films et envisagent la façon dont ils vont résonner avec l’intimité des élèves. Ces films sont souvent perçus comme difficiles par les enseignants et les encadrants : ils traitent de sujets rarement abordés à l’école qui touchent le « moi profond » des individus. Dès lors, comment les enseignants vont-ils pouvoir accompagner les enfants dans cette réception ? Les enseignants ne choisissent pas les films, mais ils en acceptent les conditions d’accompagnement.

Se pose la question de ce cadre par rapport à une œuvre d’art. On touche là à quelque chose de complexe, sachant l’articulation entre le temps alloué au dispositif et les obligations liées au suivi des programmes. De nombreux enseignants perçoivent les dispositifs comme « quelque chose que l’institution me propose ». C’est une erreur de jugement. Il s’agirait plutôt de considérer qu’« un objet culturel m’est proposé ».

Il faut aussi songer au fait que le film renvoie aux enseignants l’image qu’ils ont de ce qu’est l’enfance. Un enfant ne se réduit pas à l’élève. Et les enfants vont aussi avoir leurs propres émotions et leur propre réception par rapport aux films. Alice peut être un bon exemple à envisager à ce sujet : il y a eu une levée de boucliers contre le film qu’on accusait de faire peur. Rassurer les enseignants en leur expliquant que le film avait été montré maintes et maintes fois n’a pas suffi.  On se heurte à un phénomène de transposition des émotions des adultes aux enfants. Il y a enfin le problème actuel de la culture cinématographique des jeunes enseignants qui vont très peu au cinéma et visionnent en revanche beaucoup de séries télé.

 

Raphaëlle Pireyre : Pour École et cinéma, les enseignants n’ont pas du tout le choix des films. Pour Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma, il arrive souvent qu’il y ait des films optionnels. Qui sont les membres des commissions nationales qui établissent les listes de films ?

Joël Danetdétaille le profil des membres des commissions parmi lesquels on retrouve des membres de l’inspection académique, des exploitants art et essai, des représentants des Enfants de cinéma (pour École et cinéma), des Drac, de la DGESCO et, plus largement, du ministère de l’Éducation nationale…

 

Raphaëlle Pireyre : dans ces commissions, la question des émotions est-elle centrale ? Est-elle agitée comme un épouvantail ?

Joël Danet répond que les émotions sont évoquées, ainsi que leur gestion. Par exemple, avec L’Incompris de Luigi Comencini, on met le jeune spectateur à l’épreuve de lui-même. Le film est magnifique et montre que les émotions font partie de la vie, le personnage cherche à être « plus grand que soi ». On peut traiter cette question par la mise en scène et il faut bien sûr un discours pour accompagner ce choix.

 

Raphaëlle Pireyre : Comment se déroule l’accompagnement en amont, dans la salle ?

Laurent Pierronnet : Certains exploitants ou animateurs jeune public font partie des comités de pilotage et, dans ce cas, ils participent au choix des films programmés au niveau départemental ou régional. C’est le cas au cinéma Jacques Tati de Tremblay-en-France. « On est donc face à nos propres choix ». Par ailleurs, l’enfant ne vient pas seul dans la salle : il faut convaincre les adultes de l’intérêt de venir se confronter à l’œuvre qu’on a choisie pour lui. D’année en année, on observe davantage d’inquiétudes, un manque de confiance de la part des enseignants et des directeurs de centres de loisirs au sujet des films de patrimoine, de la violence, de la sexualité, de la religion… Il faut sans cesse faire un travail d’explication, de mise en confiance.

Actuellement, on a tendance à énormément se mettre à la place des enfants. En particulier, on leur refuse la possibilité de s’ennuyer, c’est très grave. Les adultes vont privilégier des films au montage agressif, des films d’action. C’est le cas par exemple de Tous en scène qui est sur les écrans actuellement. C’est un « shaker à émotions », on n’a pas le temps de se poser face à ce que l’on voit. Et des parents y emmènent des enfants de trois ou quatre ans !

 

Raphaëlle Pireyre : Considérons les films « qui posent problème » au niveau des émotions. à qui posent-ils problème ?

Laurent Pierronnet : Parmi les plaintes qui sont remontées par les coordinateurs, on compte des plaintes formulées par les parents, par les chefs d’établissements (plus rarement) et le rectorat (encore plus rarement). Ce sont les parents qui sont les plus inquiets. On ressent une réelle méfiance et une inquiétude envers les émotions. Elles vont être les garantes de la qualité d’un film, mais peuvent aussi le condamner. Il y a de bonnes et de mauvaises émotions. Or il est très difficile de se mettre à la place des enfants.

Il faut bien envisager cette prise de risque, cette responsabilité que nous avons. Nous essayons de reproduire ce choc cinématographique initial tout en étant responsables de ce qui peut se passer. On fait des suppositions, et on est souvent plus durs avec ses enfants qu’avec soi-même : nous sommes tous des censeurs en puissance ! « En tant que spécialistes, on nous demande de faire des choix objectifs, mais le cinéma, ça touche à l’affectif, à l’intime. »

Si l’émotion est constitutive d’un bon film, Léo Souillés-Débats considère qu’à l’inverse, l’ennui n’est pas une qualité : un bon film est un film où on ne s’ennuie pas. De plus, il n’est pas convaincu par l’idée selon laquelle un montage rapide et agressif empêcherait le spectateur de réfléchir.

Joël Danet estime que le plaisir ne doit pas devenir un diktat et défend l’idée qu’il y a plusieurs formes d’ennui. L’ennui peut ouvrir un moment où le spectateur fait retour sur lui-même, où il n’est plus en position d’éprouver un pur plaisir de spectateur. A la vision du Guépard, Joël Danet se souvient avoir ressenti de l’ennui et, en même temps, avoir perçu qu’il se passait quelque chose. L’ennui permet aussi le trouble, qui relève peut-être d’une certaine manière de l’émotion.

Laurent Pierronnet considère que, dans ce cas, l’ennui serait plutôt à comprendre comme une forme de méditation.

 Regarder l'épisode Burlesque de Valérie Mréjen

 

Raphaëlle Pireyre : Comment redonner la parole aux enfants après la projection ? Comment envisager ce moment de retour sur les films ? Il est difficile de recueillir leur ressenti quand ils sont en groupe.

Laurent Pierronnet revient sur l’inquiétude des enseignants de ne pas maîtriser ce qui va se passer. « Les enfants viennent avec leur vécu, mais aussi leur classe et le regard des autres ». En maternelle, tout l’enjeu est de maîtriser le flot de paroles. En élémentaire, les enfants ont envie de s’exprimer et de comprendre ce qu’ils n’ont pas compris. Au collège, c’est la zone rouge, l’inhibition ! Au lycée, on retrouve une forme d’interaction.

L’animateur a souvent la crainte du blanc, du trop-plein d’émotions, des paroles difficiles à recevoir. Comment faire pour créer des interactions ? Pour valoriser la parole ? Il faut savoir créer une zone pour que la parole d’un élève soit respectée par les autres. L’objectif est bien de faire intervenir les spectateurs et que les enfants se répondent.

Pour Joël Danet, il est intéressant de reprendre le principe proposé par le film de Valérie Mréjen, à savoir commencer par décrire ce qu’on a vu. Toutes les classes d’âge ont cette aptitude. Décrire ce qu’on a vu permet d’exprimer les émotions. C’est une expérience qu’il a lui-même menée à partir de films d’Alain cavalier ou d’Agnès Varda et qui a donné lieu à de très belles analyses.

Brigitte Sztulcman approuve : on peut partir de ce qu’on a vu pour exprimer un accord ou un désaccord et aboutir à ce qu’on a éprouvé. Cela peut se faire en classe. Car il arrive que des enfants ne disent rien en salle sur ce qu’ils ont ressenti pendant la projection. Il faut savoir s’accorder un peu de temps pour cela.

Dans le cadre scolaire, dès l’élémentaire, on s’interdit un certain nombre de choses en tant qu’élève parce qu’on est sous le regard d’un enseignant : on répond à la demande de l’institution d’être précisément des élèves. On ne parle des émotions à l’école que depuis peu de temps, et cela se fait surtout en maternelle. Le fait de revenir au « je » et aux émotions est un processus très récent. Pour Brigitte Sztulcman, il existe une corrélation entre la prise en considération des émotions et la mise en place de parcours artistiques. On est passé d’une culture générale un peu élitiste à la prise en compte de la façon dont l’enfant se construit dans sa pratique artistique et culturelle.

 

Raphaëlle Pireyre : Comment recevoir les plaintes selon lesquelles les enfants seraient démunis face aux émotions ?

Selon Léo Souillés-Débats, ces plaintes impliqueraient qu’il faille protéger les enfants des images. Mais jusqu’où ? Cela pose la question de la confiance que l’on accorde non seulement aux institutions, mais également aux enfants eux-mêmes. C’est un sujet dont on prend tout juste conscience. Léo Souillés-Débats a étudié l’animation des ciné-clubs après la guerre. En 1946, Jean Michel, animateur de ciné-club à Valence, donnait les clés de la salle aux enfants qui se chargeaient de tout : la programmation, la copie, la caisse et éventuellement l’animation des débats. Le ciné-club a rencontré un immense succès. Face au public dit ouvrier et paysan, on n’allait pas aussi loin. L’infantilisation était plus marquée envers ces publics qu’envers les enfants !

Brigitte Sztulcman : Après la guerre, on a assisté à de nombreuses expériences avec des enfants. Ils étaient partie prenante de leur éducation. Le pays avait besoin de se relever. Plus on s’éloigne de cette période, plus on cherche à les protéger. On leur a retiré toute forme de décision en considérant que les adultes sont de meilleurs être pensants pour eux. Le rapport à l’image est très lié à cela.

Léo Souillés-Débats : La programmation est un acte éminemment actif. Aujourd’hui, on est obligé d’être son propre programmateur : quel film choisir sur Netflix ? Quel DVD acheter ? A-t-on vraiment envie de choisir ? Ne préfère-t-on pas regarder un film quand il passe à la télé ? L’un des enjeux actuels de l’éducation à l’image se joue au niveau de la programmation et de la posture que cela implique.

Joël Danet insiste sur l’importance de montrer des films classiques aux jeunes générations. C’est une question qui invite à interroger le rôle de la culture et de l’éducation. S’agit-il de partager une culture ou de s’inscrire dans une interactivité permanente où l’on chercherait à décrypter le jeune public ? Proposer un film est un geste responsable, c’est une rencontre. La jeune génération est étonnamment disponible. Il s’agit là de questionner la transmission, de poser la question des repères classiques. Citizen Kane : il faut l’avoir vu, mais à partir de quels critères ? Une réponse valable serait de dire que c’est « parce que l’on pense que cela vaut le coup ».

 

QUESTIONS DU PUBLIC

Que faire quand des enfants nous disent regarder des films qui ne sont pas du tout « adaptés » ? Dans ce cas, sont-ils démunis face à leurs propres émotions ?

Joël Danet : L’enfant ne peut pas ne pas regarder, mais il sait maintenant que ça existe. Il est affranchi. C’est précisément cela qu’il faut accompagner.

Léo Souillés-Débats : La réponse des instances est de dire qu’il vaut mieux regarder cela avec des professionnels. Mais les enfants regardent des films chez eux et l’institution ne peut pas tout.

Quant à la question des émotions, le fait qu’un enseignant s’accorde le droit de les exprimer signifie qu’il donne quelque chose de lui-même. Cela peut être ressenti comme une violence ou comme un sentiment de partage. Ce qui m’a permis de me constituer une culture est précisément que mon père ait exprimé ses émotions pendant un film.

Brigitte Sztulcman : Quand on va voir Ponette, les enfants me demandent : « Mais tu as pleuré toi, maîtresse ? ». Je réponds oui, et on parle beaucoup. On n’est plus un professeur et des élèves, on devient alors un groupe de spectateurs. Nous devenons des individus égaux qui se font face, dans le temps présent. Le film n’est pas vu « pour plus tard », quand on prendra conscience qu’il était intéressant, mais pour maintenant.


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TROIS ATELIERS D’ÉDUCATION À L’IMAGE


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