MERCREDI 4 NOV - DISCUSSION AVEC YVES CITTON

  • APRÈS-MIDI (14H – 15H30)

Enfants et adolescents, nouvelles pratiques, nouveaux usages


DISCUSSION

Vers une écologie de l’attention en éducation aux images

avec Yves Citton, chercheur en littérature et médias, co-directeur de la revue Multitudes.

Discussion animée par Xavier Grizon, chargé de mission actions éducatives à Cinémas 93

Le contexte incertain, qui a accéléré l'usage du distanciel et des plateformes, a sans aucun doute réaffirmé encore cette nécessité de s'interroger sur les usages et pratiques médiatiques qui réclament tant notre attention. L'auteur de Pour une écologie de l’attention nous aidera à distinguer différents régimes d’attention sollicités par les médias, de l’envoûtement à l’attention conjointe, en esquissant leurs implications esthétiques, économiques, sociales et culturelles. En considérant l'attention comme une relation à son objet et les « usagers » comme une communauté d'individus sensibles, Yves Citton nous amène à considérer autrement la valeur des attentions entre nous et avec le monde qui nous entoure, et donc à envisager différemment le statut du public et ses modes de consommation/relation/attention aux œuvres et lieux culturels. En termes d'éducation artistique et culturelle, ces considérations font par ailleurs écho au concept de « santé culturelle » : comment encourager une attention, individuelle et collective, qui prendrait « soin » d'elle-même et de ses relations au monde et à son environnement ?


> Introduction
> L’« écologie de l’attention »
> Attention conjointe et expériences dissonantes
> Distraction et temps perdu
> Attention et valorisation
> Attention et environnement : l’importance de l’arrière-plan
> Ressources complémentaires


Introduction

Xavier Grizon présente le déroulé de cette après-midi consacrée au travail d’éducation aux images avec les enfants et adolescents, au sein d’une journée globalement centrée sur la notion de « santé culturelle ».

L’après-midi débute par une discussion avec Yves Citton, dont le travail fait écho aux préoccupations de Cinémas 93 depuis longtemps. Son essai Pour une écologie de l’attention, publié en 2014, servira de principale source au débat. On pourra également se référer à Médiarchie (2017) et à un article intitulé « Faire publics »  publié dans la revue Multitudes que codirige Yves Citton. Qu’est-ce que l’idée de « faire publics » aujourd’hui ? Comment se rassemble-t-on devant des œuvres, au sein de lieux dédiés ou en dehors de ceux-ci ? Si le concept de santé culturelle commence à faire son chemin, la salle de cinéma fait souvent figure d’oubliée dans la réflexion, peinant à trouver sa place entre les arts et les médias.

© Yves Citton - Emmanuelle Marchadour

 

L’« écologie de l’attention »

Xavier Grizon ouvre la discussion. Le travail d’Yves Citton témoigne d’une grande curiosité, touchant à la sociologie, la psychologie, les sciences, l’histoire. Dans ce contexte très ouvert, comment en est-il arrivé à centrer sa réflexion sur cette question qui lui semble essentielle, celle des médias ?

Yves Citton prend la parole. Selon lui, il est difficile aujourd’hui de parler des problèmes qui traversent nos sociétés sans prendre en compte les conditions dans lesquelles ils surviennent. Quand on parle de politique, par exemple, on ne peut pas ignorer l’infrastructure médiatique qui la sous-tend, et qui conditionne nos attentions.

Par ailleurs Yves Citton est professeur de littérature, spécialiste du 18ème siècle. Quand, à un certain stade de sa réflexion personnelle, il a tenté de définir ce qu’était pour lui la littérature, il s’est aperçu qu’il nourrissait un vif intérêt pour les textes dits « non littéraires » : articles de journaux, textes de loi, essais économiques, qui vus sous un certain angle étaient en réalité aussi intéressants sur le plan formel qu’un texte de Flaubert ou de Mallarmé. Il a alors pris conscience que les études littéraires ne consistaient pas à opposer certains textes à d’autres, mais à prêter une attention particulière à des textes. À partir de là, il a tenté de rendre compte de cette attention qui rend des textes littéraires, et s’est interrogé sur la manière dont pourrait se structurer cette notion d’attention.

 

Xavier Grizon reprend la parole. Comment à partir de là, s’est formée dans sa réflexion l’idée d’une « écologie de l’attention » ? Dans quelle mesure la salle de cinéma peut lui faire écho ?

Yves Citton répond. L’écologie de l’attention désigne un certain type d’environnement qui conditionne notre attention. Le choix de cette expression est aussi une manière de pointer un manque d’attention à l’écologie, causé par le fait que notre attention est entièrement mobilisée par l’économie. Mais c’est un autre débat.

La salle de cinéma offre un bon exemple de milieu attentionnel. Dans une salle, notre attention est avant tout captée par le film projeté, tout comme elle l’est lorsqu’on regarde un film sur un téléphone portable. Mais il ne fait pas de doute que cette attention est aussi conditionnée par la salle elle-même – ce qui n’est pas le cas lorsqu’on regarde un film sur un téléphone portable. Par exemple, quand des spectateurs dans une salle se mettent à rire devant une scène, quelque chose se crée au sein du public, qui modifie l’expérience des autres spectateurs.

Gabriel Tarde, sociologue du 19ème siècle, a proposé une distinction entre les notions de foule et de public. Il définit la foule comme un groupe humain partageant une même expérience dans un même espace, et pouvant par là s’auto-influencer. Au sens tardien, les spectateurs d’une salle de cinéma ne constitueraient donc pas un public mais une foule.

Les publics, pour Gabriel Tarde, désignent par exemple les milliers de lecteurs d’un journal, qui reçoivent les mêmes informations au même moment, mais isolément. En ce sens, les moyens d’information et de communication contemporains nourrissent largement l’existence de « publics ».

 

Attention conjointe et expériences dissonantes

Xavier Grizon lit un extrait de Pour une écologie de l’attention :

« On présente souvent les arts comme des réalités secondaires de notre vie sociale, des divertissements relevant d’un luxe qu’on peut sacrifier, à regret mais en première ligne, aux dieux de l’austérité, de façon à préserver l’essentiel – entendons l’économie – en attendant les sorties de crise et le bout du tunnel. Les pratiques artistiques et les dispositifs culturels destinés à diffuser leur jouissance mystique au sein de notre population doivent au contraire être considérés comme étant au cœur de notre vie sociale. C’est par leur entremise que se reconduisent, s’altèrent, s’adaptent ou se révolutionnent les processus de valorisation dont dépendent non seulement l’ensemble de nos activités économiques, mais la constitution même de nos vies. » (Écologie de l’Attention, Seuil, 2014, p.227)

C’est une manière de souligner l’importance des moments où on se trouve hors piste, en situation de dissonance. Est-ce que la salle de cinéma ne favorise pas cela ?

Yves Citton évoque le concept d’« attention conjointe » : la façon dont une personne située dans le même espace que nous dirige son attention, conditionne la façon dont on dirige la nôtre. Ainsi l’attention d’un bébé, à partir d’un certain âge, peut être dirigée par celle de la personne qui se trouve en sa présence.

Ce qui est diffusé par un écran conditionne notre attention de manière tout aussi forte. C’est là qu’apparaît la notion de saillance, qui désigne un stimulus auquel on ne peut pas ne pas faire attention : par exemple une sirène de pompier dans la rue, ou une explosion dans un film. À un moindre degré, un raccord entre deux plans crée aussi une saillance. Ainsi, selon la manière dont il est conçu, un film peut créer des milieux attentionnels différents : un blockbuster multiplie les saillances pour maintenir l’attention du spectateur éveillée ; un film au montage lent produit un type d’attention très différent.

Yves Citton prend l’exemple du plan d’ouverture du film La quattro volte de Michelangelo Frammartino – qu’a bien analysé son ami Jacopo Rasmi – , un long plan séquence quasiment dénué d’action. Un spectateur nourri aux blockbusters va être déstabilisé par les conditions d’attention mises en place par un tel film. Comme quelqu’un qui serait habitué à toujours manger sucré, à qui on propose un plat salé : a priori, il ne va pas vouloir le terminer. On fait donc toujours attention d’une certaine manière, en fonction d’un milieu et d’une habitude. Or, dans une salle de cinéma, on ne peut pas zapper : la salle de cinéma favorise donc les expériences dissonantes.

Les moments qui intéressent particulièrement Yves Citton sont ceux où l’attention n’est pas guidée par ce qui se passe sur l’écran, et qui offrent la possibilité de promener son regard à l’intérieur d’une image. Cette expérience n’est pas évidente car dans la vie, on est plutôt porté à faire attention aux obstacles qui se dressent autour de nous. Le cinéma, en tant que création artificielle, nous permet de nous détourner de cette manière spontanée de « faire attention ».

 

Distraction et temps perdu

Xavier Grizon évoque l’idée d’« économie de l’attention ». En effet l’attention c’est aussi de l’argent, c’est à dire un temps potentiellement exploitable à des fins commerciales. Or, on va aussi au cinéma pour perdre son temps. Quel en est l’intérêt ?

Yves Citton reprend l’analogie qu’il a faite plus haut : comment amener une personne habituée à manger toujours sucré à apprécier un goût salé ? Faut-il employer la contrainte ?

Il invite à questionner une opposition qu’on a tendance à faire entre « être attentif » et « être distrait », des termes souvent utilisés en rapport avec les adolescents. On dit d’eux qu’ils sont trop distraits, qu’ils n’arrivent plus à focaliser leur attention. Il fait part de sa suspicion quant à cette vision manichéiste qui définirait une bonne attitude contre une mauvaise. Ainsi on pourrait dire, par exemple, que la génération des Trente Glorieuses a été trop attentive aux questions de croissance économique, et d’une certaine manière a manqué de distraction. Quel est le droit chemin ? Ce n’est pas si évident.

Souvent, c’est dans la distraction que quelque chose se produit. Aujourd’hui, il est vital de se distraire de l’économie pour prendre la mesure des exigences d’entretien de notre milieu écologique. Devant un film, il faut aussi se distraire des évidences – l’habitude des saillances notamment – pour s’ouvrir à d’autres expériences d’attention.

 

Attention et valorisation

Pour Xavier Grizon, il y a une dimension politique dans cette réflexion. Yves Citton parle ainsi de la nécessité d’organiser des « politiques de dissensus conviviaux ». Car si tout le monde a le même objet d’attention, il se peut que tout le monde regarde dans la mauvaise direction.

© La quattro volte - Michelangelo Frammartino

Yves Citton développe : c’est toute l’importance d’une notion qu’on peut nommer de diverses manières : pluralité, multiculturalité, ou biodiversité. Il cite l’essai Raviver les braises du vivant de Baptiste Morizot (éditions Actes Sud, 2020). Un écosystème a besoin de nuisibles, de mauvaises herbes, de loups. C’est ce qui permet de vivre en limitant sa propre expansion et en intégrant une diversité d’importances et de valorisations. Aujourd’hui, on doit vivre avec plusieurs cultures en partageant les mêmes espaces. Le pluralisme est incontournable. Mais comment faire pour le mettre en œuvre ?

Il faut essayer de comprendre le lien entre attention et valorisation. On a tendance à faire attention à ce qui a de la valeur à nos yeux. Ne peut-on pas, au contraire, valoriser ce à quoi on fait attention ? C’est une autre façon de penser le lien entre attention et valorisation.

« Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps », disait Flaubert. On en revient au plan d’ouverture du film La quattro volte : un tel plan crée un dissensus, qui peut dans un premier temps entraîner un rejet ; mais lui accorder notre attention peut produire quelque chose en retour.

Les expériences esthétiques les plus fortes consistent à sortir de soi : elles modifient nos valorisations. Valoriser quelque chose qui au départ n’avait pas de valeur à nos yeux, en y prêtant attention, voilà un mouvement qui peut nous rendre plus riches et plus épanouis. Ce principe est évidemment valable sur le plan politique.

 

Attention et environnement : l’importance de l’arrière-plan

Xavier Grizon cite à nouveau Pour une écologie de l’attention qui conclut sur l’idée d’un déterminisme technologique. Nous sommes aujourd’hui conditionnés par un « régime de l’alerte » : informés dans l’instant, nous devons également réagir dans l’instant.

« La salle, c’est davantage que la somme de ses habitants bipèdes : son intelligence collective repose aussi sur […] toute l’infrastructure matérielle imbibée de connaissances et de pratiques humaines […] » (Écologie de l’Attention, Seuil, 2014, p.281)

Dans ce contexte, la salle de cinéma, dans sa matérialité, nous offre-t-elle la possibilité de regarder l’environnement autrement ? De nous inscrire dans un temps plus long ?

Pour Yves Citton, la façon dont nous concevons spontanément le fait d’être attentif est la concentration. Non seulement c’est simpliste, mais cela nie une réalité de nos comportements : dans la plupart des situations, en dépit des apparences, on est toujours attentif à l’arrière-plan et pas seulement à la figure qui s’en détache. Par exemple, ce n’est pas parce qu’on discute avec quelqu’un en marchant dans la rue qu’on se cogne dans le premier poteau qui se dresse devant nous. Être attentif au fond est donc tout aussi vital, mais on ne sait pas, ou plus, le faire. Le cinéma peut nous y aider. La personne la plus intelligente dans une salle, c’est la salle elle-même. Une salle, c’est une intelligence collective dont chacun est une partie. Si tout le monde pense la même chose, la salle sera moins intelligente.


> RESSOUrces complémentaires <


> LA VERSION PDF DE LA RESTITUTION 2020 <