QUATRE CINÉASTES VIENNENT PARTAGER LEUR EXPÉRIENCE AVEC DES ADOLESCENTS : FOCUS SUR DES MÉTHODES DE TRAVAIL SINGULIÈRES

Table ronde avec Damien Manivel, réalisateur de Un Jeune PoèteLe Parc et Takara, la nuit où j’ai nagéLila Pinell et Chloé Mahieu, réalisatrices de Kiss & cry et Cyprien Vial, réalisateur de Bébé tigre
animée par Laura Tuillier, cinéaste et critique de cinéma pour Les Cahiers du Cinéma.


Le Parc de Damien Manivel
Kiss & Cry de Lila Pinell et Chloé Mahieu
Bébé tigre de Cyprien Vial
> La singularité du jeu des adolescents


Cyprien Vial a confié le rôle principal de son film à un adolescent qui n’avait jamais joué. Damien Manivel a fait tourner dans Le Parc deux jeunes adolescents sans expérience. Quant à Lila Pinell et Chloé Mahieu, elles ont tourné Kiss & cry dans la continuité de leur documentaire Boucle piqué où elles suivaient un groupe de jeunes patineuses et leur entraineur : c’est alors qu’elles avaient fait la rencontre de Sarah Bramms, devenue par la suite l’actrice de Kiss and cry.

 

Le Parc de Damien Manivel

Damien Manivel explique que les deux jeunes interprètes de son film ne se connaissaient pas du tout avant le tournage et venaient chacun d’un univers bien différent. Or ce film traite justement de la rencontre de deux adolescents et du désir qui naît entre eux. Initialement, Damien Manivel avait imaginé un scénario allant beaucoup plus loin dans l’expression de la sensualité, mais il a fallu s’adapter à la pudeur de ses jeunes acteurs. Afin de conserver la timidité et la préciosité de leurs gestes, il n’y a eu aucune répétition avant le tournage. Le réalisateur n’avait d’ailleurs pas fourni de scénario à ses acteurs et leur avait juste exposé l’idée du film.

Pour diriger ses acteurs, Damien Manivel s’adressait à eux pendant les prises : il leur proposait des idées et ils étaient alors libres de les accepter ou non. Le réalisateur leur permettait également d’aller puiser dans leurs propres vies. Afin de de réduire la pression qui pesait sur les deux adolescents, l’équipe technique était réduite. Damien Manivel pense n’avoir aucune méthode de direction d’acteur, il s’adapte simplement aux interprètes de son film.

© Le Parc de Damien Manivel

 Voir la bande-annonce du film Le Parc de Damien Manivel

 

Kiss & Cry de Lila Pinell et Chloé Mahieu

Pour réaliser Kiss & cry, les deux réalisatrices ont travaillé avec un groupe de jeunes filles déjà constitué, comme dans le documentaire Boucle piqué qu’elles avaient tourné à Colmar, en 2014, où elles suivaient un groupe de patineuses. Pour Kiss & cry, le club de patinage où se déroule le film a été trouvé à la dernière minute et le tournage a eu lieu lors d’un stage d’été. Les patineuses avaient alors onze ans.

Après le tournage de Boucle piqué, les réalisatrices avaient gardé contact avec certaines patineuses et Xavier Dias, l’entraîneur, à qui elles ont proposé de jouer dans Kiss & Cry. Il a accepté d’endosser de l’impitoyable entraineur, composant alors avec ce qu’il est. Quant à Sarah Bramms, qui interprète le rôle principal dans Kiss & cry, elle n’apparaissait que très peu dans Boucle piquée, mais les deux cinéastes l’avaient repérée et l’ont donc recontactée pour leur long métrage. Chacune des filles devait s’approprier son rôle, y mettre son énergie singulière, et Sarah avait particulièrement le sens de l’improvisation, du rythme, de l’humour. Toutes ont beaucoup donné d’elles-mêmes, jusqu’à faire naître la confusion, dans le film, entre le vrai et la fiction. Cependant, Sarah a su faire la différence entre son histoire personnelle (le fait qu’elle ait quitté le club et arrêté le patinage et toute la rancœur qu’elle a pu éprouver contre Xavier Dias, son ancien entraîneur) et son rôle dans le film qu’elle a envisagé comme un travail.

© Kiss & cry de Lila Pinell et Chloé Mahieu

Un scénario avait été écrit, mais chaque scène comportait beaucoup d’improvisation. En effet, le film est tourné à la manière d’un documentaire et la mise en scène s’en ressent. En particulier, les réalisatrices ont privilégié les plans séquences et ont peu recouru aux champs-contrechamps qui auraient brisé toute l’énergie. Ces méthodes de tournage particulières ont été plutôt compliquées pour les techniciens qui ont eu davantage de mal que les comédiennes à s’adapter au dispositif, à l’absence de clap, au placement des acteurs… Entre Boucle piqué et Kiss & cry, la méthode a finalement peu évolué, si ce n’est au niveau de l’écriture qui s’est faite au jour le jour pour Boucle piqué, contrairement au long métrage de fiction qui a nécessité un temps d’écriture beaucoup plus important. Mais le tournage s’est caractérisé, dans les deux cas, par l’intervention fréquente des deux cinéastes tout au long des prises : « On parle aux filles pendant les prises, on investit un entraînement, on organise la fête et on fait monter l’ambiance…» précise Chloé Mahieu. Il s’agit alors de provoquer les situations sans pour autant nécessairement les laisser se dérouler d’elles-mêmes : les réalisatrices ont aussi tendance à beaucoup couper les scènes, et à les faire rejouer.

 Voir la bande-annonce de Kiss & cry de Lila Pinell et Chloé Mahieu

 

Bébé tigre de Cyprien Vial

Bébé tigre est un film conçu dans le prolongement d’ateliers que Cyprien Vial a menés au collège Jean Lolive à Pantin pendant trois ans. Attaché à une classe auprès de laquelle il intervenait, le cinéaste a souhaité poursuivre l’aventure en tournant un film de long métrage. C’est tout particulièrement sa rencontre avec un jeune collégien originaire du Pendjab, au statut de mineur isolé, qui a impulsé son envie de faire un film sur le sujet. Il était cependant impossible de faire jouer un garçon vivant lui-même une situation similaire. Un casting sauvage a donc été organisé au sein de la communauté, bien représentée en Seine-Saint-Denis, pour trouver un jeune interprète parlant le pendjabi et familier de cette culture. Le réalisateur a reconnu chez Harmandeep Palminder, qui joue le rôle de Many, la fierté qui habite ceux dont il s’est inspiré pour créer son personnage. Du point de vue du jeu, Harmandeep était beaucoup plus à l’aise avec les scènes écrites. Lorsqu’il s’agissait d’improviser, il lui a fallu beaucoup d’entraînement, mais le challenge a plu au jeune homme. Elisabeth Lando, qui joue sa petite amie dans le film, faisait, elle, partie de la classe dans laquelle Cyprien Vial était intervenu. Âgée de 16 ou 17 ans au moment du tournage, elle a dû retrouver l’énergie de ses 14 ans. Les autres élèves du film venaient aussi d’une véritable classe que le cinéaste connaissait.

© Bébé tigre de Cyprien Vial

 

La singularité du jeu des adolescents

Damien Manivel a travaillé à deux reprises avec le jeune Rémi Taffanel, à qui il a donné un premier rôle dans La Dame au chien (2010), puis un autre dans Un Jeune Poète (2014). Le cinéaste a alors déclenché la carrière du jeune homme. Lors de leur première collaboration, Rémi Taffanel avait quatorze ans. Pour ce qui est du jeu, à cet âge, on est souvent peu conscient de ce qui arrive dans et par son corps. Pourtant, Rémi a beaucoup étonné le réalisateur qui se souvient tout particulièrement d’un essai lors duquel il lui avait demandé de jouer l’attente. La tendance habituelle des apprentis acteurs est de se presser. Le jeune acteur a, au contraire, très bien intégré la durée et avait même élaboré une technique qui lui permettait de mesurer le temps nécessaire dans sa tête. A dix-huit ans, lors du tournage d’Un Jeune Poète, il était davantage conscient et, de ce fait, moins innocent de ce qu’est un tournage. « Quand on tourne avec lui, il faut envisager que le film doit adopter son monde, sa façon d’être, de penser. » explique le cinéaste, « les personnages doivent être créés à partir de lui ». Lorsqu’il parle de Rémi Taffanel, Damien Manivel reconnait que beaucoup de choses restent encore mystérieuses pour lui : à certains moments, le réalisateur pense que l’acteur improvise alors que ce n’est pas le cas ; à d’autres, il lui semble que beaucoup de choses lui échappent alors qu’il parvient à les reproduire à l’identique.

© Rémi Taffanel dans La Dame au chien de Damien Manivel

Damien Manivel est intéressé par les corps adolescents, autrement dit par les corps non « finis ». Le jeune Rémi Taffanel avait des bras très longs, comme une araignée, tandis que les deux acteurs du film Le parc ont un physique plus banal, qui correspond à l’approche du cinéaste pour ce film. Damien Manivel ajoute qu’il travaille également pour le théâtre avec des adolescents et qu’il trouve magnifique la façon dont certains gestes automatiques peuvent leur échapper.

© Rémi Taffanel dans Un Jeune Poète de Damien Manivel

Dans différentes scènes de Boucle piqué et Kiss & cry, les réalisatrices font en sorte que le groupe de patineuses ne forme qu’un seul corps. En tant que cinéastes, quelle place occupent t’elles alors ? Les jeunes filles sur-réagissent-elles parce qu’elles sont devant une caméra ?

Une scène de Kiss and cry présente la bande d’adolescentes, dans la chambre de l’une d’elles, lors d’une soirée entre amies. Leurs téléphones à la main, elles s’amusent à envoyer des photos d’elles – via Snapchat – à des garçons, se dénudant un peu plus à chaque fois. Dans cette scène, l’équipe de tournage était composée de trois personnes, avec un matériel très visible. Cependant, la façon dont les interprètes semblent oublier leur présence est tout à fait étonnante. On n’obtient pas davantage d’intimité que l’on soit deux ou dix sur le plateau, notent les réalisatrices.

Dans Boucle piqué, Lila Pinell et Chloé Mahieu avaient mis en scène une autre scène de groupe dans la chambre d’une des patineuses : plusieurs petites filles chahutaient ensemble, puis se liguaient peu à peu contre l’une d’elles, sans véritable raison. Cette scène était écrite, mais les filles avaient eu toute liberté d’improviser. La façon dont l’action s’est déroulée n’a pas vraiment surpris les cinéastes : elle est simplement allée un peu plus loin que ce qu’elles avaient imaginé En l’occurrence, l’excitation collective a évolué peu à peu vers l’agression de l’une des filles alors que la caméra tournait. Si cette petite fille était dans la « vraie » vie le bouc-émissaire du groupe, la présence de la caméra a sans doute exacerbé le comportement des autres envers elle. Se pose alors la question du moment où l’on intervient pour éviter que cela ne dégénère. Le curseur entre le jeu et le réel est parfois difficile à situer, on peut parler de « cinéma pour de vrai ».

© Boucle piqué de Lila Pinell et Chloé Mahieu

À la différence des deux films précédents, Bébé tigre a mobilisé une équipe de tournage conséquente, jusqu’à vingt-cinq personnes contre cinq pour Le Parc et Kiss & cry. Harmandeep Palminder s’est tout de suite senti très à l’aise, « il a compris que la caméra l’aimait ». Ses parents ne sont jamais venus sur le tournage et il a pris conscience qu’il était de sa responsabilité de travailler avec sérieux. Cyprien Vial n’a jamais eu l’impression de beaucoup le diriger, le cinéaste considère plutôt qu’il lui revenait de créer un cadre propice à son acteur et de comprendre ce que celui-ci était en train de vivre sur le tournage. L’adolescent a néanmoins été très intimidé à deux reprises : la première fois lors d’une scène de baiser, la seconde lorsqu’il a dû un vrai contact physique avec Elizabeth. Le réalisateur s’est alors rendu compte qu’il allait très vraisemblablement filmer le premier vrai baiser d’Harmandeep et par conséquent vampiriser quelque chose qui lui appartenait. Or, en tant que cinéaste, il n’a pas envie de voler ces moments-là. L’équipe a donc fait en sorte de ne tourner qu’une seule prise. 

Dans le cas du film de Damien Manivel,Le Parc, les scènes ont été tournées dans l’ordre chronologique. Les deux interprètes ont compris qu’ils allaient jouer une scène de baiser, ils l’ont vue venir. Leur réaction a été composée d’un mélange d’inhibition et de volonté de réussir. Le cinéaste les a aidés en leur rappelant qu’il s’agissait d’un baiser de cinéma. La mise en scène des « premières fois » est passionnante à travailler avec des adolescents pour Damien Manivel. On peut bien sûr filmer des premières fois avec un homme de quarante-cinq mais, alors, on n’échappera pas à une certaine forme de nostalgie. Un Jeune Poète est d’ailleurs un film sur les premières fois. Rémi y a d’ailleurs vécu sa vraie première cuite !

L’adolescence est un thème que l’on privilégie peut-être dans ses premiers films, mais elle peut aussi faire l’objet de toute une œuvre. Cyprien Vial a, pour sa part, l’impression d’avoir mis en scène l’histoire d’adolescence la plus éloignée qui soit de sa propre vie. Il va lui falloir encore un peu de temps pour évoquer la sienne à l’écran. Lila Pinell précise, quant à elle, qu’elle a toujours filmé les adolescents. Elle aimerait tourner un documentaire de long métrage sur ce thème avec Chloé Mahieu, mais la nécessité d’obtenir un grand nombre d’autorisations rend ce projet complexe. Damien Manivel, lui, a toujours envie de tourner avec les adolescents dont il adore la grande créativité et l’énergie. Il a par ailleurs réalisé un film avec un petit garçon de six ans, et pour le coup, « il fait vraiment ce qu’il veut sur le plateau. C’est lui le metteur en scène ».


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