Les effets de l'implantation des multiplexes sur les cinémas indépendants (Part. II)

Débat : Quelles perspectives pour l’exploitation indépendante de la périphérie parisienne à l’heure de l'expansion des multiplexes ?
 

Animé par Clarisse Fabre, journaliste Culture et cinéma au Monde.

Participants :

- Christine Beauchemin-Flot, directrice-programmatrice du cinéma Le Sélect à Antony (92)
- Corentin Bichet, directeur et programmateur du cinéma municipal Louis Daquin au Blanc-Mesnil (93)
- Eric Busidan, chef de service de la mission de la diffusion au CNC
- Renaud Laville, délégué général de l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE)
- Etienne Ollagnier, gérant de la société de distribution Jour2Fête
- Boris Spire, directeur du cinéma L’Ecran à Saint-Denis (93) et président du Groupement national des cinémas de recherche (GNCR)
 

L’EVOLUTION DE LA REGLEMENTATION 
 

En ouverture de la table ronde, Eric Busidan rappelle les deux critères pris en compte dans l’instruction des demandes d’autorisation d’implantation ou d’extension des multiplexes en France depuis 2008 :

1) l’effet du projet en termes de diversité de l’offre cinématographique.

Le rapport Lagauche, remis au CNC il y a un an, insiste sur la nécessité de défendre un certain pluralisme dans l’exploitation. Dans ce sens, le projet de loi de juin 2014 (loi Pinel) prévoit que le maintien d’un pluralisme de programmation soit l’un des critères d’appréciation dans la procédure d’autorisation d’extension et d’implantation des établissements cinématographiques. Eric Busidan précise en outre que des outils juridiques existent déjà, tels les engagements (non obligatoires) de programmation spécifique qui peuvent être souscrits par les multiplexes pour laisser un accès privilégié à certains films aux salles indépendantes. Par exemple, ces engagements peuvent concerner les films recommandés par l’AFCAE, ou bien encore certaines catégories de films art et essai.
 

2) l’effet du projet sur l’aménagement culturel du territoire.

Eric Busidan fait remarquer qu’il est très difficile de refuser un projet parfait sur ce critère et perfectible sur le critère précédent. Concernant le Nord et l’Est parisiens, le taux d’équipement cinématographique était inférieur à d’autres territoires, ce qui explique le nombre de projets d’implantation ou d’extension autorisés ces dernières années.

Renaud Laville, délégué général de l’AFCAE, reconnaît qu’il existe des ententes intelligentes mais craint que les engagements spécifiques relèvent davantage d’un jeu de dupes, l’enjeu étant avant tout d’emporter l’adhésion des membres des commissions d’aménagement cinématographiques, à commencer par celle des élus locaux qui ont du mal à résister aux propositions de certains promoteurs immobiliers. Renaud Laville insiste sur la nécessaire pédagogie à mener auprès de ces élus soumis à une forme de schizophrénie entre des intérêts contradictoires.

Eric Busidan souligne que ces engagements spécifiques ne doivent pas être connus des seuls acteurs, mais traduits dans un document écrit. Toutefois ils ne peuvent être établis qu’en amont de la procédure d’autorisation et ne peuvent donc concerner des établissements existants.

Renaud Laville constate que le rapport Lagauche avait suscité beaucoup d’espoir mais il craint aujourd’hui que les modifications apportées à la réglementation en vigueur n’aillent pas très loin. Il regrette en particulier que le renforcement des experts cinéma au sein des commissions n’ait pas été traduit dans la loi.
 

QUELS RECOURS POUR LES SALLES INDEPENDANTES ?
 

En tant que directrice du cinéma Le Select à Antony, Christine Beauchemin-Flot pose des recours ou demande des auditions lorsqu’elle le juge nécessaire. Mais, en tant que salariée de la ville, il lui serait difficile de contester une décision d’implantation ou d’extension prise par les élus et le maire.

Le Select se trouve actuellement dans une situation complexe puisque décision a été prise il y a peu de créer 9 salles à Massy, d’ajouter 4 salles supplémentaires au multiplexe Belle-Epine de Thiais et d’autoriser l’extension du multiplexe UGC de Vélizy. Si la ville d’Antony soutient son cinéma (le seul de la ville) et tient à conserver son public en maintenant une programmation généraliste, une fuite des publics vers les multiplexes des environs est un danger avéré. Christine Beauchemin-Flot insiste sur le fait que la programmation de films non art et essai participe à l’équilibre financier du cinéma et lui permet de prendre des risques en programmant des films plus difficiles.

Eric Busidan précise que le médiateur du cinéma peut être saisi en cas de nécessité. Il ajoute que les taux de recours augmentent régulièrement et que le rapport Lagauche mentionne un nombre plus important de refus (58 %) par la CNAC (Commission nationale d’aménagement commercial) concernant les multiplexes que les autres établissements. 

 

LE RÔLE DES DISTRIBUTEURS ET LA QUESTION DE L'ACCES AUX FILMS 
 

Aux yeux de Renaud Laville, la position dominante des principaux circuits nationaux et la pression qu’elle peut engendrer sur les distributeurs posent problème.

Etienne Ollagnier, gérant de la société de distribution Jour2fête, travaille pour sa part avec les salles art et essai à l’occasion de la sortie de films considérés comme « peu porteurs » ou « fragiles ». Il rappelle que les salles indépendantes ont besoin de 5 à 10 « gros films » par an qui leur permettent de diffuser les 80 à 100 autres nécessaires à la diversité. Le choix de programmer un film uniquement dans le réseau des salles art et essai n’a rien d’évident : Royal Affair de Nikolaj Arcel a par exemple été demandé aussi bien par les salles indépendantes que par les circuits, ce qui implique des choix difficiles qui relèvent de stratégies souvent fines.

Pour Etienne Ollagnier, plus le marché est diversifié, plus il y a de spectateurs dans les salles. C’est pourquoi les grands circuits n’ont pas intérêt, selon lui, à faire disparaître les salles art et essai. Dans cette perspective il faudrait réfléchir à des stratégies permettant qu’une salle « fragile », qui passe des films « fragiles », reçoive davantage d’aides, en ayant à l’esprit que la fragilité n’est pas une notion négative mais renvoie à une démarche de découverte.

Boris Spire, directeur de L’Ecran à Saint-Denis, en appelle pour sa part à dépasser l’exigence du plein écran en sortie nationale imposée par certains distributeurs : les salles des cinémas indépendants n’en seront pas davantage remplies. Dans cette perspective, Etienne Ollagnier envisage la vie des films qu’il sort dans la durée, quitte à ne programmer qu’une séance par jour, à un horaire qui corresponde aux habitudes du public ciblé : « la durée compense le manque de séances ».

Renaud Laville met en avant l’identité des cinémas Art et Essai et de proximité qui, à la différence des multiplexes, font un véritable travail d’accompagnement des oeuvres auprès des publics.

Christophe Gourjon, directeur du Bijou à Noisy-le-Grand, prend la parole en salle pour évoquer la question de l’accès aux copies. Alors que Le Bijou accueille 100 000 spectateurs par an, il ne parvient jamais à obtenir en sortie nationale les films art et essai porteurs que programme également l’UGC installé à proximité et il doit souvent attendre le lundi pour savoir quels films il pourra diffuser le mercredi suivant. Plus généralement, c’est la question des marges de manœuvre avec les distributeurs qui placent leurs films en multiplexes qui est posée. Eric Busidan répond en précisant que les mécanismes de régulation sont actuellement discutés dans le cadre des Assises et que les outils existants relèvent pour le moment de la médiation.

Les débats portent ensuite sur la question des engagements de distribution qui pourraient être mis en place dans le cadre de l’aide sélective. Etienne Ollagnier rappelle la grande fragilité du secteur de la distribution, que le moindre déséquilibre peut considérablement mettre à mal.
 

UNE REDEFINITION DE L'ART ET ESSAI ?
 

Boris Spire se demande pour sa part s’il n’y a pas « trop de films art et essai » et souhaiterait faire avancer la méthodologie de classement de façon à mieux récompenser les salles les plus vertueuses. Renaud Laville estime que la question doit être considérée dans toute sa complexité : il rappelle que l’AFCAE a fait des propositions en ce sens dans le cadre des Assises du cinéma, approuvées par toutes les organisations représentatives de l’exploitation. Il indique, en outre, qu’il n’est pas souhaitable d’exclure les films d’auteur les plus « gros » de la recommandation art et essai : ce serait méconnaître leur importance pour des salles situées hors des grandes agglomérations où il peut être difficile de les programmer et d’attirer du public, qui plus est en version originale. Boris Spire évoque l’idée que les salles ne soient pas « récompensées » de la même manière, selon le travail d’animation effectué par exemple. Lors du dernier comité de pilotage Art et Essai, une mesure portée depuis longtemps par le GNCR a été validée par l’ensemble des instances présentes (FNCF / AFCAE / GNCR), à savoir le principe d’un bonus financier sur la base des séances réalisées par les films recommandés Recherche et découverte sortis sur moins de 70 copies.

 

CONCLUSION 

La table ronde s’achève sur des échanges avec le public touchant notamment à l’évolution du nombre de multiplexes en Ile-de-France dans les années à venir. Luigi Magri, directeur du cinéma Jacques Tati (Tremblay-en-France), constate une croissance exponentielle du nombre des écrans à l’échelle du futur Grand Paris et considère que les cinémas indépendants auront le plus grand mal à résister s’ils ne sont pas situés dans une intercommunalité très forte. Eric Busidan lui répond qu’en-dehors de Paris, l’Ile-de-France n’est pas si bien équipée que cela par rapport à la moyenne nationale. Corentin Bichet, directeur du cinéma Louis Daquin (Le Blanc-Mesnil), considère qu’à apprécier les situations à l’aune des seules moyennes, celles-ci ne cessent d’augmenter et il y aura toujours des zones sous-équipées.

 

 


Synthèse rédigée par Suzanne Hême de Lacotte (Les Sœurs Lumière)
Crédits photos : Emmanuel Gond