1E JOURNÉE - TABLE RONDE

Le cinéma comme langage à l’école maternelle ? 

avec Marielle Bernaudeau, formatrice indépendante en éducation à l’image, rédactrice du blog La Fille de Corinthe, Amélie Lefoulondirectrice adjointe, chargée des actions éducatives et partenariales de L’Alhambra à Marseille, Line De Smet, enseignante en maternelle à Pantin (93), Julie Rembauville, auteure jeunesse, réalisatrice de nombreux courts métrages d’animation et intervenante en ateliers, Marjolaine Rouzeau, professeur des écoles à l’école élémentaire Providence (Paris XIIIe), Annie Talamoni, chargée de la mission maternelle à la direction des services départementaux de l'Éducation nationale de la Seine-Saint-Denis.

en partenariat avec Les Enfants de Cinéma

Table ronde animée par Camille Maréchal, Les Enfants de cinéma.


> La place du cinéma à l’école maternelle
> Le déroulement d’une séance en salle de cinéma
> Prendre conscience de ses émotions
> Les spécificités du langage cinématographique
> Quand un artiste se rend en classe
> Le lien avec les familles
> Question


En introduction, Camille Maréchal pose les prémices de la discussion qui portera sur le sens et l’apport de l’expérience du cinéma à l’école maternelle. Dans ce domaine, un besoin d’allers-retours entre théorie et pratique se fait sentir. Plusieurs villes et départements ont inventé des dispositifs à destination des classes de maternelle (à l’instar de la Seine-Saint-Denis avec Ma première séance) et Les Enfants de cinéma ont lancé un dispositif expérimental, École et cinéma – Maternelle, qui a concerné 27 départements et près de 70 000 élèves sur l’année scolaire 2017/2018. Contrairement aux dispositifs nationaux, ce dernier n’a pas vocation à se généraliser.

En maternelle, les enfants vivent souvent leurs premières expériences de spectateurs de cinéma, leurs premières rencontres avec des œuvres cinématographiques. Dans le même temps, on constate une méfiance envers les images de la part des adultes. Serge Tisseron situe l’âge idéal des premières séances cinématographiques vers 6 ans, c’est-à-dire lorsque l’enfant est en mesure de bien comprendre le récit d’un film. Tout ceci contribue à alimenter une certaine frilosité envers le cinéma à l’école maternelle.

Camille Maréchal pose l’hypothèse que les professionnels présents autour de la table sont « sérieux », et « savent ce qu’ils font ». Cette table ronde est l’occasion d’explorer, à partir d’expériences de terrain, comment le cinéma peut répondre aux enjeux des classes de maternelle tant d’un point de vue esthétique que de celui des programmes, ces deux exigences n’étant pas exclusives l’une de l’autre.

 

La place du cinéma à l’école maternelle

Annie Talamoni rappelle que le langage est au cœur des programmes de maternelle. Un enfant qui a de bonnes compétences langagières va facilement entrer en lecture, en écriture et en compréhension. Depuis 2008, la maternelle est devenue la pierre angulaire de cette exigence mais les parents n’en n'ont pas vraiment conscience. Que le ministre de l’Éducation nationale souhaite rendre l’école maternelle obligatoire reste un vœu symbolique mais qui a le mérite de considérer la maternelle comme partie intégrante du système scolaire.

En 2015, les programmes de maternelle ont évolué et répondent désormais aux exigences de cinq domaines d’apprentissage :

  • mobiliser le langage dans toutes ses dimensions,
  • agir, s’exprimer, comprendre à travers l’activité physique,
  • agir, s’exprimer, comprendre à travers les activités artistiques,
  • construire les premiers outils pour structurer sa pensée,
  • explorer le monde.

 

Le cinéma a ainsi pu entrer à l’école maternelle par la porte des programmes officiels en apportant une réelle plus-value dans deux champs en particulier : le langage et les activités artistiques. Le cinéma permet de poser des mots sur ses émotions et le domaine artistique permet justement de faire l’expérience de nouvelles émotions.

Camille Maréchal ajoute que la pertinence des expériences menées autour du cinéma ne relève pas de la seule résonnance avec les programmes. Pourquoi se dit-on qu’il est pleinement pertinent d’emmener une classe de maternelle découvrir des œuvres cinématographiques en salle ?

 

Le déroulement d’une séance en salle de cinéma

Pour Line De Smet, c’est la rencontre avec un objet culturel dans un lieu dédié qui fait tout l’intérêt d’une sortie au cinéma. Les salles sont des structures proches des écoles (elles sont facilement accessibles), ces sorties peuvent se penser en termes de parcours et l’élève a la possibilité d’y retourner ensuite en famille. Il existe une grande différence entre les petites et les grandes sections de maternelle dans leur rapport au cinéma : pour les petits, on insiste en priorité sur la rencontre, la découverte du cinéma. Quant aux grands, en général, ils ont déjà une histoire avec le cinéma. Il apparaît donc, dit Camille Maréchal, que la responsabilité de la salle est immense. Le trajet, la mise en ambiance comptent beaucoup. Comment gérer cela ?

Pour Amélie Lefoulon il s’agit d’une responsabilité partagée. Comme prérequis il faut avoir un grand désir d’emmener de très jeunes enfants au cinéma et la relation que l’exploitant établit avec les enseignants est primordiale. L’Alhambra est une grande salle en gradins située dans les quartiers Nord de Marseille. L’accueil est pris en charge par un caissier qui a eu l’idée de découper un pan de la banque d’accueil pour pouvoir se mettre à hauteur d’enfants. Quand les élèves arrivent, ils découvrent l’affiche du film qui est systématiquement disposée à l’entrée du cinéma, ensuite tous les enfants passent à l’accueil pour retirer leur ticket, passage obligé pour obtenir ce sésame qui symbolise le fait d’être spectateur. Pour entrer dans la salle, il faut gravir des escaliers. Cela prend un peu de temps en raison de la motricité caractéristique de cet âge. Le rythme est très différent de celui des classes d’écoles élémentaires, il faut accepter de prendre son temps. Quand les élèves découvrent la salle, ils s’exclament souvent « C’est grand ! C’est noir ! » Il est alors nécessaire de prendre le temps d’expliquer comment la séance va se dérouler, de présenter l’écran, les rideaux, mais aussi pour les enfants de s’assoir confortablement et de regarder un peu en l’air. « Nous faisons le choix de projeter les films dans le noir sans lumière tamisée » explique Amélie Lefoulon. Une petite répétition est nécessaire pour mettre tout le monde à l’aise avant de lancer la séance.

Des parcours de deux films sont proposés aux classes chaque année. Des temps de médiation sont expérimentés avant la projection proprement dite. La salle est véritablement un espace spécifique, une séance a un début un milieu et une fin, contrairement à l’usage des écrans qui est fait à la maison.

Camille Maréchal cite, pour appuyer cette remarque, l’ouvrage d’Yves Citton, Pour une écologie de l'attention (Éditions du Seuil, 2014) : la salle de cinéma fait partie de ces espaces où l’on peut se reconcentrer, elle a un côté contenant qui produit les conditions nécessaires à l’attention.

Line De Smet revient pour sa part sur la préparation des sorties du dispositif Ma Première séance. Des supports sont mis à disposition des élèves en libre accès pour leur permette de se projeter sur cette sortie. Après la séance, elle leur propose de réaliser un journal composé d’illustrations et de photogrammes accompagnés de quelques paroles d’élèves qui puisse être rapporté à la maison et ainsi servir de support pour évoquer la séance avec les parents.

 

Prendre conscience de ses émotions

L’expression « émotions partagées » est très importante aux yeux d’Amélie Lefoulon qui précise néanmoins que partager des émotions n’implique pas que l’on ressente tous, la même chose.

Concernant précisément la question des émotions, Marielle Bernaudeau tient à rappeler que, dans une salle de cinéma, l’enseignant se retrouve à côté des élèves, face à l’écran. Chacun est spectateur à égalité et les enseignants ont donc une place dans le dialogue qui est proposé. Par ailleurs il est important de respecter les enfants qui n’ont pas envie de partager leurs émotions.

Annie Talamoni ajoute qu’à cet âge il est nécessaire de revenir en classe sur ce qui a été vécu en salle, non pas pour dire ce qui est juste mais pour créer un espace mémoriel. On risque sinon de diminuer la plus-value des films découverts dans ce contexte par rapport à d’autres films. Une chose est de ressentir une émotion, une autre est d’en être conscient. L’enjeu de ce travail autour des films est la conscientisation des émotions, ce qui représente un travail très ambitieux et technique pour un enseignant.

Quand un enfant ne parle pas directement de ses émotions, on peut envisager différents dérivatifs, explique Line De Smet. Par exemple, les élèves ayant assisté à la projection d’un programme de courts métrages ont fabriqué des marionnettes à partir de leurs dessins des films. On peut multiplier les opportunités de parler, pas forcément en présence des enseignants d’ailleurs, en laissant aux élèves différents outils. Le langage entre pairs peut être une piste intéressante. Camille Maréchal évoque également les ateliers Danser les films proposés notamment dans le cadre de Ma Première Séance qui sont un moyen pertinent de se réapproprier le cinéma par le corps.

 

Les spécificités du langage cinématographique

Marielle Bernaudeau rappelle que les champs du cinéma et de l’album jeunesse relèvent tous les deux majoritairement du domaine de la fiction. Ce sont deux moyens de raconter des histoires même si le cinéma est une expérience collective tandis que la lecture d’un album crée un lien intime entre deux personnes. Une autre différence existe dans la façon dont le rythme de lecture d’un livre est choisi alors que celui d’un film échappe au spectateur, même si on peut aujourd’hui revenir en arrière ou faire pause quand on regarde un film sur un lecteur DVD.

Marjolaine Rouzeau, enseignante dans une classe de petite et moyenne section de maternelle, a travaillé sur l’album Le petit bonhomme de pain d’épices à partir duquel elle a réalisé un petit film avec ses élèves âgés de 4 ans. Dans la foulée, les enfants ont regardé un autre court métrage, Bottle, de Kirsten Lepore. Ce film qui parle d’une histoire d’amitié a été visionné à plusieurs reprises. Ce fut l’occasion de travailler en classe sur ce qu’est un message, à quoi cela sert. Les enfants en ont même fabriqué différents types. Ils ont aussi créé une maquette des décors pour prendre conscience de la distance qui sépare les deux personnages du film. La fin de l’histoire où l’on constate que ces deux personnages ne parviennent pas à se retrouver a permis de travailler sur le phénomène de la dissolution. De nombreuses autres activités ont été menées en lien avec le film : un goûter philo sur l’amitié, une dictée à l’adulte… Le film a été envisagé comme un support au travail sur le langage et la compréhension, mais aussi comme permettant de mettre en place des activités dites « décrochées ».

Pour Camille Maréchal, ces activités ne sont pas annexes au film. Même si certaines d’entre elles relèvent du programme « Explorer le monde », on reste au cœur d’un travail sur les choix cinématographiques. Le film n’est pas envisagé ici comme simple prétexte.

Marjolaine Rouzeau présente ensuite le portail films-pour-enfants.com auquel elle a contribué : il s’agit d’un site Internet qui propose un catalogue de courts métrages d’animation visibles dans le cadre familial. Les films mis en ligne ne sont pas « pour » les enfants mais visibles « par » les enfants. Ils sont regroupés par tranches d’âges et par thématiques (par exemple l’écologie, la différence, les animaux…). Il s’agit uniquement de films non commercialisés choisis pour leurs qualités graphiques et artistiques. Tous sont sans dialogues (et donc sans contrainte de langue). Un second volet du site dédié aux écoles et aux institutions propose un accompagnement pédagogique.

 

Quand un artiste se rend en classe

Julie Rembauville est intervenue dans une école maternelle de Noisy-le-Grand qui avait construit son projet d’établissement autour du cinéma d’animation. Chaque classe devait réaliser un film et elle jouait le rôle de « facilitatrice ». Dans un premier temps, elle a suivi à distance le travail effectué en classe par les enseignants : elle échangeait avec eux par écrit et était également en contact avec les élèves à qui elle envoyait des messages. Dans un second temps, elle est intervenue dans l’école puis au cinéma Le Bijou de Noisy-le-Grand. Un atelier de bruitage a par exemple été mené avec une classe autour de l’album jeunesse La Moufle.

L’enjeu a été de s’adapter aux compétences d’enfants de 3-4 ans. Lors d’une séance d’atelier, elle a proposé de réaliser une petite séquence en pixillation. Les enfants devaient avancer en serpentant. L’un d’eux n’y parvenait pas parce qu’il ne comprenait pas ce qu’il était en train de faire (c’est-à-dire faire un film). Julie s’est alors rendu compte que c’est souvent au moment de la projection que le projet prend véritablement sens dans l’esprit des élèves.

Line De Smet a eu différentes expériences avec des artistes. L’an dernier, une réalisatrice est venue rencontrer des élèves de CP. Elle a pu expliquer très concrètement sa démarche : faire un film c’est faire des choix qui se construisent au fur et à mesure. 

De plus en plus d’artistes et de cinéastes interviennent auprès des enfants mais malheureusement, pour Julie Rembauville, il arrive fréquemment que certains artistes souhaitent que les élèves s’adaptent à leur méthode. Il est beaucoup plus intéressant de demander aux enfants : que voulez-vous raconter ? Quels moyens mettre en œuvre ? On ne plaque pas une technique donnée sur n’importe quel sujet.

 

Le lien avec les familles

Amélie Lefoulon intervient pour rappeler combien le lien avec les familles lui semble important. L’emplacement de L’Alhambra à l’extrémité Nord-Ouest de Marseille en fait un lieu très mal desservi par les transports en commun. Pour s’y rendre, les classes doivent faire appel à des sociétés de cars privées. L’argent investi dans les transports ne peut alors pas être utilisé pour organiser des rencontres par exemple. Quand une classe se rend au cinéma, tous les parents qui souhaitent venir sont les bienvenus. Il arrive que ce soit la première séance pour eux également. Sans cette sortie, le vécu partagé ne pourrait pas s’opérer autour du cinéma. Dans un second temps, la salle essaye de proposer des rendez-vous aux familles en s’appuyant sur d’autres structures culturelles, comme la bibliothèque de quartier par exemple avec laquelle un parcours articulé entre les temps scolaires et familiaux a été imaginé autour du Gruffalo et du Petit Gruffalo.

Annie Talamoni constate que l’accompagnement des films est beaucoup plus harmonisé qu’elle ne le pensait et cela a le mérite de créer un cadre très rassurant pour les enfants de maternelle. Si l’objet est différent, l’accompagnement reste le même, il y a eu beaucoup de progrès dans ce domaine. Pour Amélie Lefoulon, cela tient beaucoup à la qualité du partenariat et de la co-construction. Camille Maréchal pense que la spécificité du très jeune public a poussé les différents acteurs culturels à inventer, mais elle regrette le manque de recherche-action dans le domaine du cinéma et des très jeunes enfants.

 

QUESTIONS

Une continuité existe-t-elle entre ce qui est entrepris à l’école et la pratique des familles ?

Annie Talamoni rappelle que la relation aux familles est primordiale. Le fait qu’un enfant issu d’un milieu populaire réussisse ou non ne dépend pas tant de l’aide que les parents pourront lui apporter que de l’enjeu qu’ils donnent à l’école. Les apports du cinéma à l’école n’ont pas été mesurés et on ne peut se fonder que sur la base d’un ressenti. Il faut par ailleurs bien garder à l’esprit que nous ne sommes pas là pour éduquer les parents. Ils sont libres.

Line De Smet ajoute que la présence de nombreux parents lors de la projection d’un film réalisé par les élèves marque leur adhésion au projet.

Amélie Lefoulon remarque pour sa part que, s’il y avait un retour au cinéma des familles dont les enfants sont impliqués dans des actions menées dans le cadre scolaire, les salles seraient pleines ; or ce n’est pas le cas. Les familles reviennent très peu au cinéma, elles se déplacent surtout pour voir les traces et partager un moment d’un projet initié dans le cadre de l’école. La mission de l’école est d’ouvrir les enfants sur le monde. Les parents eux ne sortent pas toujours.

Question à Julie Rembauville : quel rôle jouent les enfants dans la réalisation de vos propres films ?

Julie Rembauville : « On est très seul en animation. Mener des ateliers permet d’être dans la vraie vie. Dans le cadre d’un appel à projets de Canal + sur la liberté d’expression au quotidien sous la forme d’un film d’animation de 3 minutes, je me suis souvenue d’une discussion que nous avions eue avec des enfants. Nous l’avons retranscrite rythmiquement et graphiquement. La fiction se nourrit du réel. »