JPRO 2024 / Après-midi 5 mars - Table ronde

  • Après-midi 5 mars - Question d'exploitation cinématographique

Si certain.e.s habitant.e.s des quartiers éloignés ne vont pas jusqu’au cinéma, faut-il que le cinéma aille jusqu’à elles et eux ?

À l’exception de quelques salles implantées au pied des cités, la projection cinématographique dans les quartiers populaires se limite souvent à des séances en plein air, généralement gratuites, pendant les beaux jours. Au sortir de la crise sanitaire, de nombreuses collectivités ont développé ces saisons de plein air, dans le cadre de « l’été culturel ». Certain.e.s acteur.rice.s de l’exploitation cinématographique vont plus loin en ouvrant de nouvelles salles au cœur des quartiers populaires ou bien en y déployant des cinémas itinérants.

Avec Laurent Callonnec, directeur du cinéma L’Écran à Saint‑Denis, Fabrice Chambon, directeur de la culture d’Est Ensemble, et Christel Groshenry-Fastrez, directrice déléguée du réseau des cinémas Est Ensemble, Anne Lidove, présidente de l’ANCI – Association nationale des cinémas itinérants et coordinatrice de la FACC – Fédération de l’action culturelle cinématographique, Margot Videcoq, co-directrice des Laboratoires d’Aubervilliers, lieu d’expérimentation artistique pluridisciplinaire.

Animée par Vincent Merlin, directeur de Cinémas 93.


En tant qu’association territoriale de salles travaillant en réseau, Cinémas 93 s’efforce d’identifier sur son territoire les zones blanches où les habitant.e.s sont éloigné.e.s (à pied, à vélo, en voiture, en transport en commun) de toute offre cinématographique en général et de toute forme d’offre cinématographique art et essai en particulier. Sa mission consiste également à s’assurer que tous les établissements scolaires aient bien accès aux dispositifs d’éducation à l’image proposés dans le département.

Cet éloignement se mesure en temps d’accès pour atteindre l’établissement le plus proche. Mais il existe aussi des freins ou des barrières psychologiques qui sont plus difficiles à cerner.

Pour lutter contre cet enclavement, il existe un certain nombre d’initiatives locales. Si jusqu’à récemment, on essayait surtout de faire venir les habitant.e.s dans les salles, aujourd’hui, on travaille également à ce que le cinéma sorte de ses murs pour aller à la rencontre des habitant.e.s des quartiers éloignés.

Le rôle des circuits de cinéma itinérant

Une solution qui apparaît parfois aux collectivités qui souhaitent proposer une activité cinématographique sur leur territoire est de contacter des circuits de cinéma itinérant déjà existants, voire, parfois, d’en créer.

Anne Lidove, présidente de l’Association nationale des cinémas itinérants (ANCI), affirme que cette pratique, assez développée en milieu rural, se justifie également dans les zones urbaines, à partir du moment où il n’y a pas de concurrence avec des salles déjà implantées. Le cinéma itinérant est une solution qui attire de nombreuses communes, car elle est relativement aisée à mettre en place. Sachant qu’une séance itinérante coûte en moyenne 600 € et rapporte 100 € net, elle coûte plus cher qu’une séance dans un cinéma traditionnel, mais la rentabilité n’est pas le but recherché : le cinéma itinérant est une activité culturelle à part entière qui relève de l’aménagement du territoire, dans un souci d’équité territoriale.

Le cinéma itinérant repose en grande partie sur des bénévoles : en général, ces derniers sont des habitant.e.s engagé.e.s, motivé.e.s par leur envie de créer des moments de partage collectifs, qui mettent à profit leur connaissance du territoire pour créer un point de projection ou une activité itinérante. C’est pourquoi la programmation est souvent réfléchie en concertation avec ces habitant.e.s – une programmation souvent grand public, qui ne peut s’affranchir de la nécessité d’optimiser le matériel et les subventions.

L’Écran nomade d’Est Ensemble

Fabrice Chambon, directeur de la culture d’Est Ensemble, et Christel Groshenry-Fastrez, directrice déléguée du réseau des cinémas d’Est Ensemble, reviennent sur la création de l’Écran nomade à Bobigny, dont l’activité a débuté en octobre 2019. Cette initiative était destinée à combler l’absence de salle à Bobigny après la fermeture du Magic Cinéma et pendant les travaux de création d’un nouveau cinéma de six écrans, le futur cinéma Alice Guy.

Le fonctionnement de l’Écran nomade est assuré par une équipe dont les locaux sont situés à Bondy. Force est de constater que le dispositif souffre d’un défaut de visibilité en l’absence de « pignon sur rue » et de moyens humains investis dans la médiation, élément crucial pour le succès des cinémas itinérants. L’équipe de l’Écran nomade s’efforce de pallier cette carence en multipliant les partenariats et les relais avec des structures locales, mais cela ne suffit pas toujours à créer un sentiment de légitimité chez les habitant.e.s, de sorte qu’il.elle.s s’approprient l’initiative. Souvent, il.elle.s préfèrent en effet se rendre dans le cinéma voisin.

À titre de comparaison, le Magic Cinéma de Bobigny comptait 14 agents pour 2 salles ; l’Écran nomade compte 7 agents. Cela réduit d’autant le temps qui peut être consacré à la vie du cinéma, essentiel pour que celui-ci existe aux yeux des habitant.e.s.

En revanche, en été, Est Ensemble déploie l’Écran nomade avec succès sur tout son territoire pour une véritable saison de plein air, en collaboration avec les cinémas de son réseau.

Le centre culturel Nelson Mandela (quartier des Courtillières, Pantin)

Guidé par cette volonté d’utiliser la culture comme levier de transformation du territoire, Est Ensemble a également déployé une activité cinématographique dans le tout nouveau centre culturel Nelson Mandela, situé dans le quartier des Courtillières à Pantin, quartier prioritaire du nord de la ville. Ce centre culturel comprend une bibliothèque, une ludothèque et une salle de spectacles polyvalente de 120 places où sont projetés des films.

La première projection a eu lieu le 30 novembre 2023 et, comme l’Écran nomade, elle rencontre pour le moment des difficultés. Actuellement, les 0,3 ETP de caisse et 0,3 ETP de projection par an permettent d’assurer quatre séances par semaine, mais il n’est pas possible de mener un véritable travail de sensibilisation dans le quartier. D’où un dilemme : puiser dans les ressources du Ciné 104 de Pantin pour fluidifier le fonctionnement du lieu (au risque de fragiliser le Ciné 104), ou faire tourner le lieu avec des moyens trop faibles par rapport à ses ambitions. Faut-il rééquilibrer l’allocation des moyens pour favoriser les zones où le service culturel est d’une utilité prioritaire ? Des solutions sont à l’examen.

Le projet de cinéma itinérant du cinéma L’Écran (Saint-Denis)

Plusieurs raisons ont conduit Laurent Callonnec, directeur du cinéma L’Écran à Saint-Denis, à lancer un projet de cinéma itinérant sur le territoire de Saint-Denis :

* le sous-équipement cinématographique du territoire de Plaine Commune en matière d’établissements indépendants de proximité(seulement six écrans).

* les difficultés grandissantes d’accès au centre ville, notamment pour les scolaires, induites par les nombreux chantiers qui occupent la ville.

* le besoin pour L’Écran de renforcer sa polyvalence afin de mener des actions audiovisuelles plus larges, incluant notamment le hors film.

Ce cinéma itinérant pourrait ainsi jouer le rôle d’une troisième salle pour le cinéma L’Écran. Il sera calibré de sorte à pouvoir tout autant satisfaire les critères techniques pour des projections commerciales en exploitation cinématographique, que des projections non-commerciales au service des acteurs publics et de structures culturelles du territoire.

Le dispositif départemental Cap 2030 a ouvert la possibilité d’un financement pour ce projet, dont Laurent Callonnec a jeté les premières bases. Pour sa conception et son déploiement, il va pouvoir s’appuyer sur l’expertise de l’équipe de L’Écran. Le travail est en cours, certains lieux ont été identifiés, notamment au lycée Paul Éluard et avec l’Université
Paris 8.

Les initiatives des Laboratoires d’Aubervilliers

Margot Videcoq codirige les Laboratoires d’Aubervilliers, lieu créé en 1993 par le chorégraphe François Verret. Ce lieu pluridisciplinaire expérimente les formats, mais le cinéma n’y est pas étranger : dès le début des années 2000, la première direction collégiale a accueilli des résidences de cinéastes expérimentaux. Avec la réalisatrice serbe Marta Popivoda, la direction collégiale suivante a conduit le projet Illegal Cinema, autour de l’idée d’une programmation non « professionnelle » : un film par semaine était projeté, sur la proposition d’un.e programmateur.rice amateur.e. chargé.e d’animer la discussion avec les habitant.e.s.

Les Laboratoires sont par ailleurs partenaires de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde. Ce projet à la fois utopique et pragmatique est porté par les Ateliers Médicis et le Centre Pompidou sur l’initiative de la réalisatrice Alice Diop. Il tente de construire une autre histoire du cinéma à rebours de la « grande » histoire, permettant une nouvelle représentation des espaces habituellement relégués à la périphérie. L’objectif est que les diffuseur.euse.s s’approprient ce catalogue de films pas ou peu diffusés, afin de les promouvoir à leur tour. 

Cela vient confirmer un glissement progressif, notable depuis une quinzaine d’années aux Laboratoires d’Aubervilliers, du « dans les murs » vers le « hors les murs », les événements liés au cinéma faisant écho aux expositions en cours aux Laboratoires. Cela a récemment abouti au projet de déambulation urbaine Cinéma dehors, avec quatre projections dans la ville en 2023, notamment au 1, rue des cités en pied d’immeuble, et sur la dalle de la Porte de la Villette. Quatre rappeurs d’Aubervilliers ont aussi programmé une sélection de films du catalogue de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, qui ont été projetés dans le jardin des Laboratoires. Ce jardin est perçu comme un prolongement de l’espace culturel des Laboratoires, à co-constuire avec les habitant.e.s.

Cinéma dehors se poursuit en 2024 avec un travail renforcé sur la préparation des lieux de projection (notamment en faisant de l’avant-film un moment de partage animé et vivant) et sur la co-construction des séances, à travers la constitution d’un groupe de programmateur.rice.s constitué d’habitant.e.s et de jeunes de l’OMJA (Organisation en mouvement des jeunes d’Aubervilliers).

Par ailleurs, le réalisateur albertivillarien Madanie Boussaïd, formé aux Ateliers Varan, a initié la mise en place d’un stage Varan à Aubervilliers, dont les résultats ont été projetés récemment autour de la thématique « Une avenue à Aubervilliers ». Ces films pourraient faire l’ouverture de la nouvelle édition de Cinéma dehors. Les habitant.e.s sont ainsi en train de se former à la construction de leur propre récit.

Le cinéma en plein air

La question des projections en plein air revient souvent dans les interventions des participant.e.s à cette table ronde. En effet le plein air tient une grande place dans l’activité de l’ANCI, l’Écran nomade remporte plus de succès en plein air que dans des salles fermées, le projet de cinéma itinérant de L’Écran a pour le moment plus de facilité à trouver des lieux en plein air qu’en intérieur. Mais les projections en plein air sont un secteur concurrentiel où les acteurs privés sont maintenant bien installés. Souvent, d’ailleurs, les pouvoirs publics s’appuient sur ces derniers pour mettre en place leurs initiatives. Comment se différencier ?

Pour Est Ensemble, l’Écran nomade présente l’avantage de prendre en charge le coût du matériel, de l’équipe technique et de la location de copies. Les projections en plein air sont aussi l’occasion de mettre en place des partenariats avec les villes, que ce soit avec la culture ou la jeunesse et sports. Force est de constater que les équipes de communication municipales mettent beaucoup plus en valeur cette activité de plein air saisonnière que l’activité permanente de l’Écran nomade.

Pour Laurent Callonnec, la question des projections en plein air reste une zone grise dans les choix que font les municipalités, car bien souvent les villes ont toutes les compétences pour organiser de telles séances.

Anne Lidove confirme que, depuis le confinement, de nombreux acteurs privés ne venant pas du cinéma mais plutôt de l’événementiel, se sont positionnés sur cette activité, en banlieue parisienne comme en régions. Ces nouveaux acteurs sont désormais un concurrent pour les circuits de cinéma itinérant. Les séances de plein air sont en effet des opérations très rentables, qui permettent de dégager un, voire deux salaires annuels de projectionniste. Elles représentent un apport non négligeable pour les circuits de cinéma itinérants, qui leur permet d’exister durant le reste de l’année. Sur les 2800 séances en plein air qui ont eu lieu à l’été 2023 en France, environ 1500 ont été réalisées par des circuits de cinéma itinérant. Quant aux salles de cinéma fixes, lorsqu’elles souhaitent organiser des séances commerciales en plein air, il leur faut externaliser leur propre billetterie ou bien conclure un partenariat avec une salle locale.