JPRO 2024 / Après-midi 6 mars - Conférence de Patricia Garouste

  • Après-midi du 6 mars - Dispositifs scolaires, programmation et réception

L’autocensure en question : une pluralité de regards

Patricia Garouste explore les mécanismes de l’autocensure qui peuvent brider les professionnel.le.s en charge de la programmation des films à destination du jeune public lors de séances scolaires. Comment et pourquoi des facteurs individuels ou collectifs peuventils pousser les partenaires à mettre des œuvres de côté ? Comment dépasser ces appréhensions pour accompagner des films qui seraient a priori difficiles à regarder dans un contexte précis ou sur un territoire donné ?

Patricia Garouste, psychologue de l’Éducation nationale, spécialiste des troubles du neurodéveloppement. Également formatrice, elle travaille en collaboration avec les parents et les équipes éducatives des établissements scolaires sur les besoins des élèves et des adultes qui agissent au service des enfants.


Définitions

La censure, c’est l’action de critiquer quelque chose ou quelqu’un. Elle passe par l’émission d’un blâme sur la conduite ou les œuvres de quelqu’un. Ce blâme, fondé sur des raisons plus ou moins explicites, est exercé par un milieu social donné, sur ses membres, lorsqu’il.elle.s ne se conforment pas aux règles morales ou aux valeurs admises dans ce milieu.

S’autocensurer, c’est s’interdire soi-même de dire ou de faire quelque chose. Ce phénomène de réprobation est parfois silencieux. Il passe par un contrôle qui agit comme un filtre, en condamnant implicitement.

Le silence est produit par l’autocensure devant ce qui est perçu comme une menace de censure, parfois par crainte de la polémique, peur du jugement des autres, ou peur de son propre monde intérieur. L’autocensure est la manifestation d’une sur-adaptation à ce qu’on pense que l’on doit dire ou taire, pour plaire, protéger, se protéger. C’est une dissimulation intentionnelle d’informations à autrui, en l’absence d’obstacles formels. Comme la censure, c’est une entrave à la libre circulation de l’information et à la liberté d’expression.

Facteurs de l’autocensure

On peut identifier quatre facteurs de l’autocensure :

* le contexte sociétal, qui dicte les besoins et les objectifs des membres de la société

* les facteurs individuels (visions du monde, idéologies, valeurs, émotions, compétences, motivations)

* le type d’information concerné : sa gravité, sa pertinence pour le présent, ce qu’elle implique, les problèmes qu’elle soulève

* les facteurs circonstanciels : le nombre de personnes qui ont connaissance de l’information, le temps écoulé depuis que l’information a été obtenue, un contexte hiérarchique…

L’autocensure, une dissonance cognitive

L’autocensure manifeste une dissonance cognitive. Elle implique une tension interne touchant le système de cognition d’une personne : sa pensée, ses croyances, ses émotions. Le comportement de cette personne entre ainsi en contradiction avec ses idées ou ses croyances.

La personne en proie à la dissonance cognitive est amenée à « calculer », consciemment ou non, les coûts et les avantages de ses décisions. De ce calcul découle un dilemme inconfortable, qui, s’il s’installe dans la durée, peut s’accompagner de dépression. Le sujet est donc appelé à sortir de ce dilemme en posant un acte : soit par la divulgation de l’information (en partie ou en totalité), soit par l’autocensure.

Comment dépasser l’autocensure

Comment dépasser cet état de dissonance cognitive ?

* En réfléchissant à la distinction entre morale et éthique : qu’est-ce qui a trait au groupe (la morale) et qu’est-ce ce qui m’appartient en propre (l’éthique) ?

* En réfléchissant à la nature de nos émotions : qu’est-ce qui, dans cette information que je juge problématique, me gêne, m’émeut ? Pourquoi est-ce que je ne me sens pas capable de la délivrer ?

* En se demandant pourquoi on se retrouve influencé.e dans tel ou tel sens : pourquoi ce type de pression a un effet sur moi ? À l’inverse, quelles sont mes convictions ? En quoi est-ce que je crois ?

* En réfléchissant d’un point de vue pédagogique : la formation que j’ai reçue
a-t-elle été suffisante ? Est-ce que je me sens soutenu.e ? Comment puis-je travailler en amont de la présentation du film avec les élèves et avec les familles ?

Points d’achoppement pour les enseignant.e.s

Plusieurs ensembles thématiques confrontent les enseignant.e.s à des difficultés lorsqu’il.elle.s se retrouvent en situation de présenter des œuvres :

* La mort, le deuil. Ce qu’il faut savoir, c’est que les enfants ont un savoir propre sur la mort, en fonction de leur niveau de maturité. Il faut donc échanger avec eux avec des mots justes et non approximatifs, car les mots approximatifs génèrent du non-dit. Lorsqu’une difficulté survient, l’important est d’évacuer le discours émotionnel et de « mettre en marche la machine à penser les pensées » (Wilfred Bion). Face à un film sans espoir par exemple, il faut encadrer la discussion par une approche narrative de l’œuvre, des remarques techniques qui vont souligner que l’œuvre est un travail de représentation.

* Le corps, la nudité, la sexualité. Dans ce domaine, l’important est de transmettre une culture de l’égalité, de ne pas sexualiser les enfants, de casser les stéréotypes de genre, de prévenir le sexisme et de mettre en perspective les représentations sur le plan de l’histoire et de la sociologie (préconisations de l’Éducation nationale).

* Les violences sexuelles. Là encore, il s’agit de remettre en perspective, de mettre à distance en parlant des droits de l’enfant ou encore de la question du consentement. De nombreuses ressources existent à présent sur la question, et les films sont justement là pour donner lieu à l’information et au débat.

* Le handicap, les différences, les addictions : des ressources existent également pour aborder ces sujets.

* La violence, la guerre. Ici la mise à distance est incontournable afin que les élèves se posent des questions de représentation : comment la violence est-elle représentée, et pourquoi ?

* Les émotions négatives. Encore une fois il faut retourner cette négativité ressentie en produisant de la pensée. Comment est-ce qu’on repère les émotions négatives ? Comment faire pour les transformer ?

Une pédagogie de la complexité

La pédagogie de la complexité permet de sortir de la situation d’autocensure. Cette pédagogie implique qu’on est soi-même complexe en tant que médiateur ou médiatrice. C’est donc par une meilleure connaissance de soi qu’on va pouvoir trouver des clés.

En ce sens la formation des enseignant.e.s est essentielle, afin qu’iels puissent accompagner les élèves dans une lecture technique des films et dans le fait de poser des mots précis sur les émotions ressenties. Cela ne peut se faire sans un échange sur les questions sensibles que pose un film avant son visionnage, pour faire comprendre que les œuvres sont là pour nourrir le débat, stimuler l’esprit critique, aider à grandir dans la connaissance de soi et du monde.

Exemple est donné d’un jugement rendu par la Cour d’appel administrative de Lyon en octobre 2023, suite à une plainte d’un parent d’élève à propos de la projection du film Le cercle à des élèves de 4e. La Cour d’appel a donné raison à l’enseignant. Jugé « libre de ses choix pédagogiques », ce dernier a organisé cette projection « accompagnée et commentée, suivie d’une évaluation écrite visant à les conduire à une réflexion sur les émotions induites par un événement de fiction et de nature à leur permettre de construire une analyse critique et distanciée de l’œuvre ».

Les films choisis dans les dispositifs d’éducation à l’image ont été passés au crible de regards pluri-professionnels et validés. Cela n’empêche pas qu’en tant qu’adulte, et a fortiori en tant que professionnel.le, on doive toujours garder en tête l’intérêt supérieur de l’enfant.