JPRO 2024 / Après-midi 6 mars - Table ronde

  • Après-midi du 6 mars - Dispositifs scolaires, programmation et réception

Co-construire et défendre une programmation exigeante

Dans le cadre des dispositifs d’éducation à l’image, structures culturelles, exploitant.e.s, enseignant.e.s et publics cibles sont amené.e.s à collaborer pour bâtir des programmations à partir d’un même catalogue. Comment font ces partenaires pour choisir ensemble des oeuvres ambitieuses et adaptées avec un objectif commun et assumé d’éducation artistique et culturelle ? Comment appréhendent-il.elle.s la réception de ces oeuvres par les élèves – plus jeunes et d’une autre génération –, par les parents et par les autres partenaires du dispositif, moins au fait des enjeux artistiques des films ?

Avec Aurélie Grenard, médiatrice et coordinatrice Collège au cinéma  au cinéma Le Rio à Clermont-Ferrand, Anaelle Lemare, lycéenne à Beauvais, et Simon Vanderbeken, lycéen à Fontaine-les-Vervins, membres du Comité jeunes Lycéens et apprentis au cinéma des Hauts-de-France, Véronique Marquis, enseignante et professeure relais Collège au cinéma  pour Cinémas 93, Stéphanie Troivaux, responsable de l’éducation aux images en temps scolaire à l’Acap, pôle régional image des Hauts-de-France.

Animée par Anne-Sophie Lepicard, autrice radiophonique et formatrice indépendante en cinéma.


Dans le cadre des dispositifs d’éducation à l’image, la programmation, même si elle se fait de manière différente selon les territoires et les projets, devient de plus en plus un processus collaboratif. Cette évolution ne signe cependant pas la fin des difficultés : bien que les cas ne soient pas aussi médiatisés que celui de Tomboy, le film de Céline Sciamma, il arrive que les équipes se heurtent à des plaintes ou même à demandes de déprogrammation. Cela a été le cas récemment à Paris avec Wardi de Mats Grorud, un film d’animation norvégien qui raconte l’histoire d’une enfant palestinienne dans un camp de réfugiés au Liban.

La co-construction comme principe

Le principe de la co-construction ne fait plus vraiment débat. Pour Stéphanie Troivaux, responsable de l’éducation aux images au pôle image des Hauts-de-France, il régit le travail de leurs différents comités depuis longtemps. Il s’agit de suivre une méthodologie qui intègre la multiplicité des points de vue, pour avancer autrement que dans la confrontation. Il est d’autant plus crucial aujourd’hui d’avoir ce principe en tête que les problématiques identitaires se cristallisent de plus en plus fortement dans la société.

Pour Aurélie Grenard, médiatrice et coordinatrice Collège au cinéma au cinéma Le Rio à Clermont-Ferrand, c’est également une évidence. L’idée d’une programmation faite par une seule personne n’est plus recevable. Mais la co-construction demande du temps et pose les questions suivantes : comment conduire et animer les différents moments du processus ? Quelles personnes impliquer ?

Véronique Marquis, enseignante de lettres au collège Joséphine Baker à Saint-Ouen, participe au comité de programmation Collège au cinéma en Seine-Saint-Denis. Précédemment, la programmation se faisait en comité de pilotage. L’organisation a été repensée et fonctionne aujourd’hui efficacement, le comité de programmation étant composé de manière équilibrée entre enseignant.e.s, représentant.e.s des salles de cinéma et coordinateur.rice.s du dispositif.

Le Comité jeunes (dispositif Lycéens au cinéma, Hauts-de-France)

Stéphanie Troivaux explique comment est né le « Comité jeunes », un comité de programmation intégrant des lycéen.ne.s, dans le cadre du dispositif Lycéens au cinéma dans la région Hauts-de-France. L’équipe du Pôle image avait d’abord commencé par augmenter le nombre d’enseignant.e.s présent.e.s dans le comité de programmation avant de décider de créer ce Comité jeunes afin d’accompagner les lycéen.ne.s plus loin dans leur rapport aux films.

Le fonctionnement est le suivant : le Pôle image propose trois films issus du catalogue Lycéens au cinéma et sur le choix desquels il peut y avoir un doute ; cinq classes (une par département) voient ces films en salle et en débattent avec leurs professeur.e.s référent.e.s ; après discussion, chaque classe choisit l’un des films et élit deux lycéen.ne.s pour défendre ce choix au sein du Comité jeunes. Celui-ci se déroule sous la forme d’une « battle » d’arguments, en présence d’un.e critique, puis d’un vote secret à deux tours pour sélectionner le film qui sera programmé dans l’année.

Les films qui leur étaient proposés cette année étaient Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), Ready Player One (Steven Spielberg, 2018) et The Fits (Anna Rose Holmer, 2015).

Anaelle Lemare et Simon Vanderbeken, qui ont participé cette année au Comité jeunes, reviennent sur cette expérience. Représenter leurs classes dans un projet à échelle régionale les a beaucoup impressionnés. Ils ont apprécié le fait d’être amenés à regarder les films autrement, en tenant compte du potentiel point de vue des autres. Le fait que certains films abordent des sujets sensibles ne pose pas problème, pour eux il est intéressant de montrer ce qui fait débat.

Deux exemples de programmation collaborative dans le cadre de Collège au cinéma

Aurélie Grenard décrit le fonctionnement du comité de programmation dont elle fait partie dans le cadre de Collège au cinéma dans le Puy-de-Dôme. Ce comité, composé de huit personnes, se réunit trois fois entre les mois de janvier et mars pour se donner le temps de repérer les films et de les regarder. Lors de la première réunion, sont présentés les films qui viennent d’entrer au catalogue. On reparle aussi de ceux qui ont finalement été laissés de côté l’année précédente. La programmation ne suit pas de thématique mais peut partir d’un film « coup de cœur », qui sert de base aux autres choix.

Véronique Marquis confirme que dans son comité, un film « coup de cœur » sert souvent de point de départ à la programmation, en donnant une direction thématique. Le programme est défini à l’issue de deux réunions de trois heures. Cette programmation obéit au cahier des charges de Ma classe au cinéma, qui est un dispositif national. Elle intègre une diversité de formes (fiction, animation, documentaire), d’époques, de personnages représentés, de territoires. Elle fait une place au cinéma de patrimoine, à la version originale, sans oublier la notion de plaisir.

Aurélie Grenard et Véronique Marquis sont d’accord pour dire que la présence de personnes trop expertes dans les comités est en général peu productive, car leurs avis peuvent être trop péremptoires. Il est nécessaire d’avoir un équilibre entre les professions. Le rôle de la personne qui anime les débats est crucial. 

Des films et des craintes

Qu’est-ce qu’une programmation « exigeante » ? C’est une programmation qui intègre des films d’époques et d’horizons variés, qui témoignent du fait que le cinéma a des formes diverses. Des films qui n’ont pas été nécessairement faits pour le jeune public mais qu’il est intéressant de partager. Des films porteurs de sens, qui suscitent la réflexion.

Des craintes sont souvent relevées au cours du processus de programmation. Elles sont liées aux émotions que les adultes ressentent face aux films, mais aussi bien sûr aux potentielles réactions qu’on prête aux enfants et adolescent.e.s. Les enseignant.e.s, qui connaissent leurs élèves, ont souvent plus de réticences que les autres. Mais le fait est que les adultes projettent leurs propres représentations, et souvent à tort.

 

Jeune Juliette - Anne Emond (© Les Alchimistes Films)

Exemple du film Rocks de Sarah Gavron (2019) : ce qui a suscité des réactions de la part des collégien.ne.s, ce n’est pas la thématique de l’abandon (ce à quoi s’attendaient les adultes), mais le fait que le film n’ait pas de conclusion. Même chose pour le film Jeune Juliette réalisé par Anne Émond (2019), qui traite de l’éveil à la sexualité. La scène qui a posé problème chez certain.e.s élèves (et parents d’élèves) est celle d’un baiser pudique entre deux filles, et non la scène, pourtant plus dérangeante, qui voit l’héroïne se laisser toucher, sans consentement explicite, par le garçon plus âgé dont elle se pense amoureuse. Ce film a été l’occasion de discussions constructives, mais il a aussi poussé un parent d’élève à interdire à son enfant de participer au dispositif l’année suivante, déclarant vouloir « assurer lui-même son éducation ».

Autre exemple : une scène du court métrage L’île jaune réalisé par Léa Mysius et Paul Guilhaume, qui voit une adolescente sauver un adolescent alors qu’il tente de se pendre. Cette scène a été débattue lors du comité de programmation, et il a été décidé d’y préparer les élèves par une discussion sur le harcèlement et le suicide. De fait la scène a suscité des réactions, mais ce film est aussi celui que les collégien.ne.s ont le plus apprécié.

L'île jaune - Léa Mysius et Paul Guilhaume

Autre exemple récent : L’heure de la sortie, film de Sébastien Marnier (2018), élu par le Comité jeunes des Hauts-de-France l’année dernière, qui l’avait préféré à Bande de filles et Le péril jeune. Le comité de programmation a préparé un certain nombre d’outils à destination des enseignant.e.s pour accompagner les discussions autour de ce film, qui traite de la dérive morbide d’un groupe de lycéen.ne.s collapsologues, poussant un professeur au suicide. Mais l’assassinat du professeur Dominique Bernard à Arras au mois de novembre 2023 a bouleversé les choses. Dans le lycée où est survenu le drame, la programmation du film a été suspendue. Dans le reste de la région, elle a été décalée mais maintenue. L’organisation d’une rencontre avec le réalisateur Sébastien Marnier a convaincu des enseignant.es réticent.e.s de la pertinence de montrer le film dans un cadre bien dirigé.

Simon Vanderbeken et Anaelle Lemare confirment que les images « choc » de L’heure de la sortie ne les ont pas heurté.e.s outre mesure, mais ont été matières à réflexion. Stéphanie Troivaux ajoute que les spectateur.rice.s adolescent.e.s ont envie qu’on leur raconte des histoires, et que celles-ci les fassent vibrer. Les comptes-rendus des dernières expériences du Comité jeunes montrent que les films qui remportent le plus l’adhésion des jeunes programmateur.rice.s sont ceux qui suscitent une forte identification aux personnages, et des émotions puissantes. Oui, ces émotions doivent être anticipées et accompagnées, mais il est parfois difficile de savoir si en tant qu’adulte on n’en fait pas trop. Souvent, quand l’adulte projette, il ou elle se trompe…