JPRO 2024 / Matinée 5 mars - Table ronde

  • Matinée 5 mars - Question d'exploitation cinématographique

Programmer dans les quartiers populaires : comment densifier et diversifier le public des cinémas indépendants ?

Comment les salles indépendantes et les festivals programment-ils dans les territoires populaires ? Qui programme, quels films et pour quels publics ? Comment toucher un large public tout en se démarquant des multiplexes ? Faut-il montrer des films plus représentatifs d’un territoire et de ses habitant.e.s pour renouer avec elles et eux ? Est-il pertinent de programmer à destination de certaines communautés de spectateur.rice.s ?

Avec Claire Diao, critique de cinéma, distributrice spécialisée dans les cinémas d’Afrique et programmatrice, Mehdi Derfoufi, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8, Catherine Mallet, directrice adjointe du cinéma La Cascade à Martigues, Pauline Plagnol, directrice du cinéma Jacques Prévert à Gonesse, Mathilde Rouxel, historienne du cinéma spécialiste des cinémas des pays arabes, programmatrice et directrice artistique du Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec.

Animée par Victor Courgeon, chargé de la recherche de nouveaux publics et de la communication au cinéma Le Méliès à Montreuil.


Victor Courgeon introduit le sujet de cette table ronde en notant qu’on ne peut pas aborder la question de la diversité des publics sans parler de la diversité des équipes. À ce titre, la précédente ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a mis en place un plan intitulé La Relève, pour renouveler la direction des établissements culturels, dans le domaine du spectacle vivant. Il s’agira aussi de s’interroger sur la notion de diversité elle-même.

Pour l’heure, Victor Courgeon propose d’amorcer la discussion par la question de l’implantation de la salle de cinéma. En quoi cette implantation est décisive dans le lien que la salle crée avec les publics ? Est-ce que les habitant.e.s du quartier dans lequel elle se trouve sont amené.e.s à la fréquenter de leur propre initiative ?

L’implantation de la salle de cinéma : un enjeu crucial

¨ Le cinéma Jacques Prévert, quartier de la Fauconière à Gonesse (Val d’Oise)

Pauline Plagnol évoque son expérience en tant que directrice d’une salle implantée dans un quartier dit populaire, où elle a été construite en même temps que la cité du même nom, dans les années 1960. Elle a par la suite été municipalisée en 1977 et fonctionne aujourd’hui en régie mixte. Le travail participatif avec les habitant.e.s du quartier est au cœur du projet de cette salle depuis le début de son activité. Forte de la présence de deux médiatrices jeune public, assez exceptionnelle pour un mono-écran, elle mène aujourd’hui des actions fortes en direction du public jeune, mais pas seulement. 

Le Festival de courts métrages des jeunes, dont cette année verra la 9e édition, en est une manifestation : on y présente des films amateurs réalisés par des jeunes du territoire qui ont été accompagné.e.s précédemment dans des ateliers de réalisation. Ce festival se clôt par une soirée de restitution et une remise de prix, occasion de faire venir un public non habitué. Sur le même principe, Ton clip au ciné invite à venir voir des clips réalisés par des Gonessien.ne.s, manière de mobiliser un public pas forcément cinéphile.

L’objectif est de faire en sorte que les habitant.e.s s’approprient le lieu. Côté programmation, l’équipe du cinéma doit trouver un équilibre entre attractivité et exigences liées à une programmation art et essai. Il s’agit d’inciter le public à changer ses habitudes. Un ou deux films par semaine sont proposés en VO. Les films « recherche », eux, sont présentés sous forme de coups de cœur qui donnent lieu à des projections événements.

¨ Le cinéma La Cascade (Martigues, Bouches-du-Rhône)

Catherine Mallet présente le projet du cinéma La Cascade à Martigues, dont elle est la directrice adjointe. Martigues est une ville de 50 000 habitant.e.s, située au cœur d’un important bassin industriel qui s’est développé tout au long du 20e siècle autour de l’étang de Berre. Le quartier Paradis Saint-Roch est sorti de terre dans les années 1970 pour loger la population venue travailler dans les industries locales. Le maire de l’époque, le communiste Paul Lombard, avait souhaité y implanter un cinéma, ce qui a donné lieu à la naissance de la salle Jean Renoir. Dirigé par une association, cette salle a rapidement pris une direction art et essai et a initié un travail hors les murs dès les années 1980, en menant des actions dans les écoles et les maisons de quartiers des environs.

Catherine Mallet est arrivée au Jean Renoir en 2001, sur une création de poste. Elle a débuté en s’impliquant fortement dans le travail hors les murs mené par l’équipe, convaincue de la nécessité de rencontrer les habitant.e.s pour se mettre à l’écoute du territoire. Mais la salle, un mono-écran, a fini par atteindre ses limites, et la question d’une réimplantation en centre-ville s’est posée. Ainsi a émergé le projet de la construction d’un « îlot » comprenant un cinéma (trois écrans), des logements (une cinquantaine) et des commerces (deux), projet pensé en association avec les habitant.e.s du quartier, à l’endroit où se trouvait l’ancien théâtre-cinéma de Martigues La Cascade.

Pour Catherine Mallet, citant Roland Barthes, il s’agit de créer une « situation de cinéma », c’est-à-dire un cheminement vers la salle de cinéma qui implique une disponibilité du public et favorise une rencontre avec l’œuvre. Aujourd’hui, il faut réfléchir cette situation de cinéma, car elle ne se donne pas d’elle-même. Cette idée que le cinéma n’est pas en dehors de nous mais fait partie de nous passe par un projet architectural porteur d’intentions précises, que l’équipe dédiée au lieu doit ensuite faire vivre, pour inviter les habitant.e.s à vivre leurs droits culturels. Le hall de La Cascade a été conçu comme un espace public, ouvert tous les jours de 9h à 23h. C’est un lieu fonctionnel et autonome, réfléchi conjointement avec les habitant.e.s et un cabinet d’architecte habitué à travailler sur des tiers-lieux. Ainsi le hall n’est pas pensé comme un espace destiné à accueillir du flux, mais comme un espace de rendez-vous. Il est modulable, son mobilier peut être déplacé ou retiré, doté d’une Wifi en accès libre, et comporte une terrasse et un jardin. Il ne s’agissait pas d’imaginer un lieu où on se sente autorisé.e à entrer, mais invité.e et accompagné.e, comme pour certaines médiathèques.

Il s’agit aussi d’un choix politique de la ville de Martigues que d’être à l’écoute de ses habitant.e.s et de faire vivre les droits culturels, ces derniers étant considérés comme une ressource. Aussi louable que soit cette intention, il faut la faire connaître. La Cascade a ouvert il y a deux ans et ce temps a été nécessaire pour qu’elle commence à vivre, d’autant que la période du Covid a porté un sérieux coup à la confiance des habitant.e.s dans l’espace public. Cela implique d’aller sur le terrain pour raconter cette histoire et inviter à y participer. L’équipe a pu s’appuyer sur le travail de proximité effectué depuis plus de vingt ans avec le cinéma Jean Renoir.

Programmer pour tous les publics : la diversité en question

Ces deux exemples montrent à quel point est cruciale la question des lieux, ainsi que celle des équipes qui les animent. La question des publics et de leur typologie, elle, n’a pas encore fait l’objet d’études solides, hormis quelques initiatives locales. Que veut dire « rechercher la diversité des publics » ? Que signifie cette notion de diversité ?

Mehdi Derfoufi rappelle que le milieu de l’action culturelle, dans lequel il a travaillé, s’est déjà mobilisé autour de la question des publics, notamment face à la politique menée par le gouvernement de Nicolas Sarkozy à la fin des années 2000. Ainsi avait été créé le BLOC - Bureau de liaison de l’action culturelle, rassemblant divers réseaux nationaux pour examiner certaines questions, dont celle des publics, qu’il avait eu lui-même à cœur de porter. Mais le sujet, à l’époque, n’avait pas vraiment mobilisé, à l’exception de Cinémas 93, de la Ligue de l’enseignement et des MJC.

La question revient aujourd’hui dans les préoccupations à travers cette idée de « diversité », qui est pourtant problématique. En effet, par rapport à quel jalon est mesurée cette diversité ? Il semble y avoir derrière cette notion quelque chose qui ne s’énonce pas : la question ethno-raciale, celle des classes sociales, celle des minorités de genres, autrement dit l’ensemble des identités qui composent la société. Autant cette question des « identités » agite le débat public contemporain, autant l’action culturelle semble en faire abstraction. Mehdi Derfoufi parle à ce sujet de « blanchité » de l’action culturelle, caractérisée par une forme de communautarisme inversé. La question est : pour qui le manque de diversité est un problème ? Est-ce que les personnes qui ne fréquentent pas nos lieux culturels manquent de quelque chose ? Pourquoi auraient-elles besoin de nous ? N’ont-elles pas des savoirs, des pratiques culturelles par elles-mêmes ?

Le geste de programmation a son importance mais il ne peut plus se définir comme un geste éditorial, un « geste d’auteur.rice ». Il doit davantage viser à indiquer les liens, les relations qui existent dans l’histoire des productions culturelles. La « diversité » n’a pas de sens s’il ne s’agit pas de donner du pouvoir aux personnes qui sont exclues des espaces de décision et de représentation. Vouloir faire une place ne suffit pas, il faut également céder le pouvoir. Mais qui est réellement prêt.e à le faire ?

Pour Mathilde Rouxel, directrice du Festival Aflam à Marseille et du Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec, les réponses à ces questions sont variées, autant que les lieux qui accueillent ces initiatives : ce n’est pas la même chose de programmer dans une importante institution comme le Mucem (qui accueille le festival Aflam), dans une salle commerciale de centre ville ou dans une salle comme le cinéma Le Trianon à Romainville, qui ont à l’origine un rapport différent avec la population de leurs quartiers. 

Un festival est souvent un rendez-vous attendu par le public, qui sait qu’il pourra y voir des films qui ne sont pas montrés ailleurs, et qu’il aura l’occasion d’en discuter. Cette notion de régularité est importante pour attirer les gens qui viennent de loin. Mathilde Rouxel prend l’exemple de son expérience de programmation au sein du Gyptis à Marseille, une salle art et essai implantée dans un quartier populaire, très faiblement fréquentée. Ses tentatives de programmer des films à destination des habitant.e.s du quartier (un cycle de cinéma égyptien par exemple) ont été des échecs. En ce sens, la programmation en salle lui semble plus difficile à porter que la programmation de festival. Cela montre bien que la programmation s’écrit avec les publics, et qu’il faut trouver les moyens de les rencontrer.

La programmation du Festival du film franco-arabe au cinéma Le Trianon attire des spectateur.rice.s qui viennent de loin, souvent de manière assidue. La programmation spéciale Liban de l’édition 2023 a par exemple attiré un public libanais qui est venu en nombre du 16ème arrondissement de Paris. La régularité de l’événement, encore une fois, permet cela. 

Mais la question est aussi : comment attirer les gens qui viennent de près ? Selon Mathilde Rouxel, chercher à faire des programmations « communautaires », dans le but de toucher des publics spécifiques, semble une direction un peu dangereuse. Les amateur.rice.s d’un cinéma à l’identité spécifique (par exemple le cinéma algérien ou palestinien) trouveront toujours les moyens de voir les films qui les intéressent ; ceux-là n’ont pas besoin de l’action intermédiaire d’un.e programmateur.rice. Plutôt que de servir ce ce.cette dernier.e consiste à proposr une diversité de films, afin de susciter de nouveaux intérêts.

Victor Courgeon interroge Claire Diao sur les initiatives que sont Quartiers lointains, programme de courts métrages itinérant circulant du sud au nord de l’hémisphère, et Sudu Connexion, société de vente et de distribution de films d’Afrique et sa diaspora. Choisit-elle pour sa part de jouer la carte des communautés ?

Claire Diao a débuté comme journaliste spécialisée dans le cinéma de cinéastes réalisant des films aussi bien en Afrique que dans les banlieues françaises. Ce travail lui a fait prendre conscience qu’il y avait un vrai appétit du public pour voir ces films si peu diffusés. Elle a décidé de devenir elle-même programmatrice et a créé Quartiers lointains en 2013. Ces programmes de courts-métrages qui voyagent chaque année entre la France, l’Afrique et les États-Unis sont une manière de connecter le cinéma africain avec des territoires où il n’est pas vu, et inversement le cinéma de la diaspora avec le continent africain.

Pour compléter cette mise en lien entre les créateur.rice.s et les diffuseur.euse.s qu’elle était amenée à rencontrer au cours de ses voyages, Claire Diao a ensuite créé la société de distribution Sudu Connexion. Pour ces films-là, les exploitant.e.s sont rares à se positionner sur des sorties en salles classiques. Elle favorise donc une diffusion sous forme de tournées événementielles. Ainsi, récemment, celle qui a été organisée à travers la France autour d’un film du réalisateur mauricien David Constantin, Simin Zetwal. À Paris, le partenariat avec une association locale de Mauricien.ne.s a permis de faire salle pleine au Saint-André-des-Arts. C’est un exemple d’un travail fructueux fait conjointement avec des communautés qui vont habituellement peu au cinéma. L’aspect événementiel, qui va de pair avec une promesse de rencontre avec les équipes des films, est incontournable pour amener ce type de public dans les salles. Les cinéphiles curieux.ses de voir ces films viennent d’elles.eux-mêmes.

Faire participer les publics

Une autre question centrale est celle de la participation. Le cinéma Jacques Prévert de Gonesse est un exemple de lieu qui encourage l’intégration des habitant.e.s au processus de programmation.

Pauline Plagnol rebondit sur les propos de Mehdi Derfoufi interrogeant la notion de diversité. Pour elle, effectivement, si on veut créer de la diversité d’une manière non verticale, il faut provoquer des rencontres entre les cultures. Mais selon elle, le travail de beaucoup d’exploitant.e.s va déjà dans ce sens-là, encourageant la prise en main des salles par le public des quartiers. C’est un travail de fourmis, qui s’appuie sur les structures existant sur le territoire. À Gonesse, l’équipe du Jacques Prévert organise des séances de cinéma avec diverses structures habituées à travailler sur le terrain avec des jeunes. Dans la nécessaire refonte du geste de programmation, ces partenaires qui ne viennent pas du milieu de l’action culturelle sont précieux.

Mathilde Rouxel revient sur son expérience de programmatrice au cinéma Le Gyptis de Marseille. Son manque d’expérience du terrain et les directives liées aux différents labels de la salle l’ont conduite à élaborer une programmation qui n’a pas rencontré le public local. Soit les films, récupérés en cinquième semaine, avaient déjà été vus, soit ils n’attiraient pas le public, car inconnus. À l’inverse, la programmation jeune public commerciale, elle, fonctionnait (Super Mario a fait salle comble durant plusieurs week-ends d’affilée).

En revanche, à chaque fois que la salle accueillait un événement porté par les associations socio-culturelles locales, elle a constaté une participation massive d’un public issu du territoire. De même que les séances jeu-vidéo, programmées à l’issue d’ateliers avec les jeunes du quartier.

La salle comme porte d’entrée vers une filière professionnelle

Une autre manière pour les salles de s’ouvrir aux habitant.e.s pourrait résider dans une approche professionnalisante : la salle peut agir comme une porte ouverte sur les métiers de la filière.

Catherine Mallet confirme que le cinéma La Cascade s’inscrit dans le développement de la filière cinéma à Martigues, dans la continuité de l’implantation en 2015 des studios Provence Studios (22 hectares). Ceux-ci, qui fonctionnent aujourd’hui à plein régime, ont été pensés dans une optique de reconversion professionnelle pour la population locale. Il s’agit là d’une politique de développement économique, non culturel. L’équipe de La Cascade s’est donc interrogée sur la place que pouvait prendre la nouvelle salle de cinéma dans cet écosystème regroupant des entreprises, des services liées à la production, à la post-production, et des structures d’accueil de tournages.

La Cascade se veut donc l’espace public de cette industrie dont l’activité se déploie la plupart du temps loin des yeux des habitant.e.s, afin de la partager avec ces dernier.e.s : cela passe par l’accueil de castings par exemple, par la transmission autour des tournages qui se déroulent localement, autour des métiers du cinéma, notamment des métiers ouvriers. Une manière de dire que le développement de cette filière sur le territoire est l’affaire de tou.te.s.