JPRO 2024 / Matinée 6 mars - Table ronde

  • Matinée 6 mars - Les tout-petits vont au cinéma (2-5 ans)

Programmer pour le très jeune public : que faire des craintes des adultes ?

À partir de la projection de plusieurs films qui peuvent inquiéter les adultes, du fait de leur sujet ou de leur forme, les intervenant.e.s et le public sont invité.e.s à échanger autour des émotions engagées par chacune des œuvres. Regards croisés d’un exploitant de salle de cinéma, d’une professionnelle de la petite enfance, d’une professionnelle engagée dans un travail avec des parents et des parents.

Avec Clara Iparraguirre, déléguée générale d’Étonnant Cinéma, Oumama Lahmar et Ahlem Boussebaa, participantes à un atelier de programmation pour les parents proposé par Étonnant cinéma, Julie Latrille, directrice de la crèche départementale des Granges à Vitry-sur-Seine, Richard Stencel, programmateur jeune public du cinéma Les Toiles à Saint-Gratien.

Animée par Anne-Sophie Lepicard, autrice radiophonique et formatrice indépendante en cinéma.


Les recherches et dispositifs menés dans le domaine de l’éducation à l’image dans la dernière  décennie montrent une attention croissante portée au public des tout-petits. En témoignent les actions menées par l’association Cinémas 93, la programmation des festivals jeune public, la constitution par les distributeur.ice.s de programmes adaptés aux très jeunes spectateur.e.s, ou encore un dispositif d’éducation au cinéma comme Maternelle au cinéma. Cela implique une multiplication des regards d’adultes sur le fait de montrer des films aux très jeunes enfants – adultes qui sont amené.e.s à former des idées sur cet acte, à s’interroger, présupposer, projeter, se projeter. Que faire de ces interrogations et de ses propres appréhensions quand on choisit un film ? Que craignons-nous précisément ?

Projection du film Alaska de Oksana Kulvadina (2020, 7 minutes)

Le public de la table ronde est invité à nommer les émotions ressenties au cours de la projection du film. Un nuage de mots ressort : surprise, curiosité, émerveillement, découverte, amusement, apaisement…

Mais un autre enjeu, pour les programmateur.rice.s adultes, professionnel.le.s ou non, est d’imaginer les émotions que peuvent ressentir les enfants face à un tel film. C’est là qu’il.elle.s peuvent se tromper, et se retrouvent parfois surpris.

Clara Iparraguirre, directrice de l’association Étonnant cinéma, mène plusieurs initiatives dans des structures sociales d’Île-de-France autour de l’éveil au cinéma et de l’éducation à l’image. Parmi celles-ci, des échanges avec les parents autour de la question des écrans, des ateliers créatifs invitant à la découverte du mouvement, du son, de la projection, des sorties cinéma parents-enfants dans des salles de proximité, des sorties plus lointaines (ciné-concerts au Forum des images par exemple), et des ateliers de programmation avec les parents, destinés à sélectionner des films pour les enfants autour d’un thème donné.

Alaska - Oxana Kuvaldina

Clara Iparraguirre est venue accompagnée de trois mères participant à un de ces ateliers de programmation. Après la projection d’Alaska, l’une d’elles témoigne : elle a personnellement apprécié ce film en tant qu’adulte, mais a pensé, comme d’autres parents, qu’il ferait peur aux enfants et qu’il nécessiterait beaucoup d’explications. Elle cite la présence d’animaux grands et effrayants, d’une ombre difficilement identifiable, et la bande sonore. Le motif de la rencontre, par ailleurs, est présenté de manière négative, et les couleurs sont sombres.

Une autre participante à l’atelier abonde dans son sens. Ce film éveille la curiosité de l’adulte, qui attend qu’il se passe quelque chose. Mais il ne délivre pas de message clair au spectateur enfant. Cette mère a observé sa fille de 2 ans, présente pendant la projection qui vient de se dérouler : sa fille n’a pas exprimé de réaction particulière. Elle tente de se mettre à la place de sa fille (ce qui, elle en convient, est peut-être illusoire) et n’arrive pas à identifier l’émotion  qu’elle a pu ressentir.

De fait, ce film n’a pas été choisi lors de l’atelier de programmation car même si sa qualité est évidente, même si ses belles images éveillent la curiosité, l’émotion qu’il suscite n’est pas claire.

Anne-Sophie Lepicard commente ces témoignages, intéressants, qui montrent une forme de « schizophrénie » du regard de l’adulte dans cette situation. En effet, le.la programmateur.rice adulte est tiraillé entre sa propre perception et ce qu’il.elle imagine que l’enfant va ressentir.

Richard Stencel est programmateur jeune public du cinéma Les Toiles à Saint-Gratien (Val d’Oise). Il conçoit ses séances de manière à intégrer les adultes au travail, qu’il.elle.s soient professionnel.le.s de la petite enfance ou simples parents accompagnateur.rice.s, en sollicitant leur parole. Il consacre toujours un temps, souvent à l’issue des séances, pour recueillir les impressions des spectateur.rice.s adultes, afin de réajuster les choses si nécessaire. L’objectif est d’avancer avec les petit.e.s autant qu’avec les grand.e.s.

Pour sa part, il a beaucoup aimé le film Alaska. En tant que « professionnel » du jeune public, il pense qu’il est d’une grande richesse.

Julie Latrille est directrice d’une crèche à Vitry-sur-Seine. Pour la quatrième année consécutive, elle participe au projet Tout-petits au cinéma coordonné dans le Val-de-Marne par l’équipe de l’association Cinéma Public : le personnel encadrant de la crèche, en concertation avec des parents d’enfants, a ainsi l’occasion de voir et de sélectionner des films destinés à être montrés dans le cadre du Festival Ciné Junior.

Le film Alaska a été montré en présélection, mais pour les mêmes raisons que celles évoquées par les mamans venues avec l’association Étonnant cinéma, il n’a pas été retenu. Julie Latrille a tenté de rassurer les encadrant.e.s (dont certain.e.s faisaient leur première expérience de programmation) mais ses arguments n’ont pas suffi à les convaincre. Pour Julie Latrille, les émotions dont il est question (la tristesse, la mort) font pourtant partie de la vie et ne doivent pas être écartées. L’important est de les verbaliser.

Richard Stencel rappelle aussi l’importance de la place que tiennent les films au sein de programmes qui en comptent plusieurs : on peut décider de placer un film plus « difficile » que les autres dans une certaine position, de sorte que son effet soit relativisé. C’est aussi tout le rôle de l’animateur.rice qui accompagne la séance. Sachant qu’entre adultes et enfants la crainte se transmet facilement, sa parole est aussi destinée à rassurer les adultes. Il est important que les enfants voient que les adultes se sentent bien.

Clara Iparraguirre insiste sur la qualité d’attention dont les adultes doivent faire preuve dans ce contexte. Il faut faire confiance aux enfants, qui savent exprimer ce qu’ils ressentent. 

Projection du film Parade de Pierre-Emmanuel Lyet (2009)

Comme pour le film précédent, le public de la table ronde est invité à communiquer ses impressions : les mots curiosité, amusement, surprise, anxiété, confusion ressortent le plus souvent.

La logique narrative de Parade n’est pas évidente. De plus, le film intègre un dialogue en anglais (en référence au film Autant en emporte le vent). Les mères de l’atelier de programmation d’Étonnant cinéma estiment que la présence d’une langue étrangère ne pose pas problème et que la place de plus en plus grande de la couleur à l’écran est un point positif. Cependant, elles se demandent si le film ne risque pas de générer de la confusion, d’autant que son rythme est rapide.

Anne-Sophie Lepicard synthétise leur commentaire : autant le film Alaska posait la question de la peur, autant celui-ci pose la question de l’incompréhension. Il ne suit pas une logique de récit mais davantage une logique abstraite nourrie par un jeu sur les formes et les couleurs. On retrouve ce type d’expérience en littérature jeunesse et bien sûr en art. Là encore, est-ce un problème de ne pas comprendre ?

Richard Stencel estime que non. Il pense que ce film peut faire l’objet d’une séance parents-enfants sans que personne ne s’y ennuie. Il y a même fort à parier que les adultes se retrouvent pris au jeu et oublient qu’il y a des enfants à côté d’eux dans la salle. Les enfants, eux, verront à l’écran des formes, des couleurs, des sons, et du rythme.

En définitive, pour Richard Stencel, une séance jeune public consiste à « jouer au spectacle des émotions ». C’est un moment constructif où les spectateur.rice.s enfants et adultes sont actif.ve.s. La parole y joue un rôle crucial, en circulant librement pendant les films (échange d’émotions), entre les films (partage d’impressions), et après (temps du recueil).

Julie Latrille rappelle que des outils existent pour enrichir l’accompagnement des enfants avant et après les séances. Ainsi, la « mallette itinérante », qui invite à prolonger l’expérience de la projection par la découverte d’objets vus dans les films.

Pour Clara Iparraguirre, la programmation de ces séances répond à une diversité d’attentes quant à l’éveil culturel des enfants. Certains films ont une visée pédagogique, d’autres ont une approche davantage fondée sur l’émotion, d’autres jouent sur le plaisir des yeux et des oreilles, et souvent tout cela en même temps. Les équipes de programmation veillent à proposer cette variété d’approches.