JPRO 2024 / Matinée 7 mars - Ciné-conférence de Thomas Choury

  • Matinée du 7 mars - Création cinématographique, Filmer le geste sportif

Une histoire du documentaire de sport

Sport et cinéma sont deux « faits sociaux » historiquement et intimement liés. Ils naissent et s’institutionnalisent à la même époque, dans la seconde moitié du 19e siècle, et résultent chacun d’une passion collective nouvelle dans le monde occidental capitaliste : la mesure du corps humain. Cette conférence permet de poser les principales strates qui ont structuré le documentaire de sport comme un genre élémentaire et protéiforme dans l’histoire du cinéma.

Thomas Choury, diplômé de l’IEP de Lyon et de la Fémis. Il collabore au sein de plusieurs structures festivalières (Semaine de la critique, ACID, Cinéma du Réel). Il publie régulièrement des textes critiques (Critikat, Trois Couleurs) et prépare un projet de thèse en recherche-création intitulé Éclats du direct sportif : dispositifs et convergences d’une esthétique audiovisuelle.


Introduction

Le documentaire de sport n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies. Il s’agit pourtant d’un genre cinématographique à part entière, dont l’évolution révèle des constantes bien identifiées. Il trouve son origine dans la relation de cousinage qu’entretiennent depuis leurs origines le sport et le cinéma. Ces deux faits sociaux sont nés à la même époque, à la fin du 19e siècle, dans un contexte de généralisation du capitalisme et de mécanisation de la société. On pourrait dire que la nouvelle passion collective pour la rentabilisation et la mesure du corps humain a produit le sport comme le cinéma. Tous deux sont des enfants de l’ère de la « reproductibilité technique » (Walter Benjamin) : des disciplines de test, de présentation du corps humain à des appareils techniques, soumises au regard extérieur.

La notion de sport est en effet à différencier de celle d’activité physique. On peut y distinguer plusieurs degrés : après le degré zéro qui est la pure performance produite par la puissance du corps (gymnastique, danse, athlétisme dans une certaine mesure), les degrés supérieurs impliquent une gestion de cette performance en fonction d’éléments extérieurs (des équipier.e.s, un.e adversaire, des machines). Ainsi le sport implique souvent une relativisation de la performance, volontaire ou non. Cet élément est intéressant à prendre en compte lorsqu’on s’interroge sur la mise en image du sport. En effet, toute image de sport est biaisée, la plupart du temps porteuse d’un discours héroïque. La représentation des courses d’athlétisme (huit corps au départ, un seul, glorieux, à la fin) représente bien cette tendance de l’image de sport à invisibiliser la défaite. Mais on peut voir, à l’inverse, le sport comme la « fabrication industrielle de corps défaits ».

L’image de sport en évolution

À la fin du 19e siècle, les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey associent la photographie aux premières recherches optiques sur la représentation du mouvement. L’objectif était pour ce physiologiste de décomposer le mouvement sportif pour mieux en comprendre les mécanismes et dégager des lois d’éducation physique. Georges Demenÿ, qui assistait Marey dans ces prises de vue, a par la suite évolué vers le cinéma en travaillant avec Léon Gaumont. Marey, lui, n’a pas quitté le domaine de l’imagerie scientifique. La théoricienne de l’image Nicole Brenez voit dans cette divergence de parcours une première image de la double tendance qui caractérise l’histoire du documentaire de sport : d’un côté l’observation objective, de l’autre le spectacle ; l’abstraction et l’émotion.

Leonard-Cushing Fight (1894) est probablement le premier film de boxe enregistré. Il a été réalisé par William K. L. Dickson, qui travaillait au développement du kinétographe pour le laboratoire d’Edison. L’un des premiers sujets du cinéma a été le sport, notamment la boxe. Cette alliance a rapidement fait l’objet d’un marché aux États-Unis : des combats de boxe étaient remis en scène et filmés en studio, pour être ensuite visionnés dans des kinétoscopes1.

1 Appareils de visionnage individuels de films, inventés par Edison et son assistant Dickson

Football (1897) est un film d’Alexandre Promio, qui était l’un des opérateurs des frères Lumière. Ce match de football a été filmé en Angleterre. La différence d’approche avec le film américain sur la boxe est manifeste : ici, il ne s’agit pas de rendre l’action spectaculaire mais de traduire au mieux sa réalité, en reproduisant un point de vue idéal de spectateur.rice. Les cadreur.se.s sportif.ve.s d’aujourd’hui ne cherchent pas à faire autre chose. Dans ce cas précis, c’est un échec, car les moyens techniques ne permettent pas à la caméra de suivre le ballon, et le rapport entre le mouvement des corps et la caméra donne à la scène une dimension burlesque.

Un extrait des actualités Gaumont de 1936 témoigne de la démocratisation de l’image de sport qui s’est faite via les actualités cinématographiques. Ces journaux filmés étaient projetés en avant-séance, phénomène inséparable de l’explosion de l’exploitation du cinéma en salle. L’image de sport filmée est ainsi devenue familière pour les spectateur.rice.s, qui se sont accoutumé.e.s à un certain type de représentation, comme la présence d’une voix-off emphatique. Le succès de ces actualités est un préalable à l’avènement du sport à la télévision.

À la même époque, d’autres approches viennent s’opposer à ces images d’actualité. Ainsi le film Combat de boxe réalisé en 19227 par Charles Dekeukeleire, cinéaste belge affilié au mouvement surréaliste. Le combat entre les deux boxeurs fait écho à une volonté de distordre l’enregistrement filmique et sonore. L’approche expérimentale, qui est une des tendances du film de sport, a été présente dès ses débuts. Taris, roi de l’eau réalisé par Jean Vigo en 1931 en est un autre exemple. Gaumont avait commandé au cinéaste un portrait du champion de natation Jean Taris. Vigo détourne cette commande en opérant une distorsion de l’image normative du sport.

Les dieux du stade de Leni Riefenstahl (1938) reste une référence incontournable du documentaire de sport, inégalé dans son ambition. Un budget considérable avait été alloué à la réalisatrice, permettant un déploiement technique inédit lors de l’événement et de multiples recherches visuelles et sonores. Le film marque l’invention d’une mise en scène du sport qui n’a pas fondamentalement changé aujourd’hui, comme en témoigne la manière dont est filmée la course remportée par Jesse Owens.

La compétition de gymnastique, elle, a été chorégraphiée spécifiquement pour le film, éloge de la force et de la beauté. Ces représentations d’une morphologie idéalisée et glorieuse, magnifiée par le recours au ralenti, recouvrent toute la mystification de l’idéologie du corps nazi, obsédée par une pulsion de perfection et de beauté qui n’a, de fait, servi, qu’à invisibiliser le véritable revers de l’entreprise raciale : la réalité terrifiante des corps martyrisés et décharnés des camps d’extermination.

Golden Gloves de Gilles Groulx (1961) est à placer dans le contexte de la nouvelle vague canadienne. C’est un autre exemple de documentaire qui se positionne contre l’image normative en filmant des entrainements de boxeurs amateurs dans un milieu prolétaire. La démarche est anti-spectaculaire et cherche à inscrire le sport dans un contexte social et culturel.

Dans La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1973), Werner Herzog dilate le temps par le biais d’un ralenti de plus de 400 images par seconde, rendant le corps sportif totalement irréel dans son rapport à l’espace et à la pesanteur, comme s’il accomplissait le rêve de l’être humain de voler.

Zidane, un portrait du 21e siècle de Douglas Gordon et Philippe Parreno (2006) se positionne par rapport à deux tendances majoritaires du documentaire sportif : le portrait de star et la représentation télévisuelle. L’originalité du film est de questionner cette dernière sur son propre terrain, puisqu’il reproduit un filmage en direct identique à celui de la télévision. Mais il invente une autre temporalité, celle du joueur, que ne donne pas à voir la captation télévisuelle qui impose aux spectateur.rice.s la temporalité du ballon. Le film montre que la performance du champion est en réalité essentiellement faite de temps morts, brisés par de rares moments d’action.