DÉMARCHES DE TROIS CINÉASTES QUI PLACENT LES ADOLESCENTS AU CŒUR DE LEUR CINÉMA ET MENENT AVEC EUX DES ATELIERS DE CRÉATION CINÉMATOGRAPHIQUE


> Je suis gong de Laurie Lassalle
> Récits de vie de Soufiane Adel
> Résidence d’Olivier Babinet
> Et après ? 


Au croisement d’ateliers d’éducation à l’image et de démarches cinématographiques singulières, des cinéastes se retrouvent en contact privilégié avec des groupes d’adolescents : comment se passe leur rencontre ? Quelle place prennent les jeunes dans le processus de création du réalisateur et comment ce dernier se positionne-t-il ? À quel moment la création dépasse-t-elle le « simple » cadre de l’atelier ?

Avant de donner la parole à chacun des intervenants, Raphaëlle Pireyre pose l’un des enjeux de la discussion : pour un artiste, revenir au collège, c’est reprendre contact avec cette énergie débordante et des cadres qui tentent de la contenir. Or parler de cinéma, c’est casser les codes. Ne s’agit-il pas d’une démarche contradictoire, paradoxale ? Mais inversement, n’oppose-t-on pas aussi de façon un peu caricaturale la liberté créatrice et l’institution scolaire ? Les trois projets présentés ici sont au point de frottement entre une pratique personnelle et l’enseignement. Ils ont permis une création commune, partagée. Peut-on créer à plusieurs avec des amateurs ?

 

JE SUIS GONG

Laurie Lassalle, réalisatrice

Le court métrage de Laurie Lassalle, Je suis Gong, est le fruit d’un atelier mené dans le cadre du dispositif Je filme mon quartier mis en place par l’association 1000 Visages. La réalisatrice, accompagnée de dix-sept jeunes âgés de treize à vingt ans, a tourné son film dans la cité de la Grande Borne à Grigny, pendant trois jours en août 2015.

1000 Visages est une association qui tente de démocratiser le cinéma dans les quartiers à travers différents ateliers proposés hors temps scolaire. Laurie Lassalle est intervenue pendant un an dans le cadre du dispositif Cinétalents. Celui-ci s’adresse à des jeunes issus des quartiers et leur permet une initiation aux métiers du cinéma à travers des stages organisés pendant les vacances scolaires.  Dans le prolongement de cette première expérience, la réalisatrice a encadré un atelier hors temps scolaire dans le cadre d’un autre dispositif : « Je filme mon quartier ». Elle a animé des ateliers hebdomadaires auprès d’adolescents et jeunes adultes, âgés de 12 à 25 ans, issus du quartier de la Grande Borne situé entre Grigny et Viry-Châtillon, dont certains avaient déjà participé au dispositif Cinétalents. Cet atelier a abouti à la réalisation du film Je suis gong. Les jeunes qui participent aux ateliers viennent d’eux-mêmes, ils sont donc souvent assez motivés et libres.

L’objectif était de construire un scénario en trois jours et de tourner le film en trois jours également. Il fallait que le dispositif soit simple et économique. Avec ce tournage, les jeunes découvraient pour la première fois comment on fait un film. Laurie Lassalle a choisi le point de départ suivant pour le scénario : des bornes ont été disposées dans la cité, permettant à deux personnes de se rencontrer pour la première fois par écrans interposés. Une seule contrainte : replacer le plus naturellement possible dans la conversation un vers du poème Je suis gong d’Henri Michaux (auteur sur lequel les jeunes avaient travaillé en amont au cours de l’atelier).

L’idée était de créer un cadre fictionnel pour que les jeunes se lâchent, qu’ils aillent aussi loin que possible dans leurs personnages et aboutir in fine à quelque chose qui relève du documentaire. « Ces jeunes se sont livrés et, dans le film, ce sont des paysages mentaux que l’on découvre. On a utilisé le cadre carré du portrait, mais ce cadre était justement posé pour être débordé. Ils se perdent dans leurs propres personnages, du coup ils parlent d’eux à travers des fantasmes. Pour autant ils sont très lucides sur le regard que l’on porte sur eux, ils pratiquent l’autodérision. »

Selon la réalisatrice, il est très fructueux d’ouvrir une brèche à partir des histoires personnelles pour envisager l’histoire à plus grande échelle. Il y aurait en effet de « gros blancs, de gros manques » dans notre société s’agissant de tout ce qui a trait à la colonisation. La guerre d’Algérie, par exemple, est un épisode douloureux et tabou pour les Algériens, mais aussi pour les institutions françaises. Aux yeux de la cinéaste, c'est une période particulièrement peu enseignée au collège.  Aussi cette question qui touche aux territoires s’est-elle déplacée "à l’intérieur". Au cinéma, cela permet d'envisager la question à travers un travail sur les territoires mentaux.

Travailler et filmer dans le quartier de la Grande Borne permet d’envisager l’architecture très particulière d’Emile Aillaud. Le quartier devait à l’origine fonctionner comme un lieu autonome mais ce projet utopique a été un échec, les commerces ont fermé et La Grande Borne reste un lieu très enclavé : « Il existe un fossé mental entre nous tous et ceux qui habitent à La Grande Borne. Il est important de filmer ces lieux comme n’importe quels lieux et j’aime bien l’idée de construire une fiction dans des lieux réels. »

  • En savoir + :

1000 visages 

 

 

RÉCITS DE VIE

Soufiane Adel, réalisateur
Jérémy Gravayat, monteur et réalisateur

Cinémas 93 a accueilli Soufiane Adel pour une résidence d’écriture financée par la Région Île-de-France autour de son projet de long métrage documentaire Les Enfants de Tahar, autobiographie d’une famille française. En parallèle de son travail de rédaction, le cinéaste a proposé dans trois villes franciliennes (Champigny-sur-Marne, Montreuil et Tremblay-en-France) des ateliers en lien direct avec son travail de création en cours.

Au cœur du travail de Soufiane Adel, on retrouve la question du point de rencontre entre l’intime et l’universel.  Mais il n’a pas souhaité que son propre travail constitue la finalité des ateliers menés lors de sa résidence d’écriture. L’objectif était plutôt que les jeunes soient acteurs et metteurs en scène de leur propre travail. Soufiane Adel leur a simplement soumis sa méthode : se demander ce que racontent un territoire et une histoire intime à laquelle il se rattache.

L’atelier mené à Tremblay-en-France s’est inscrit dans un parcours La Culture et l’Art au Collège, qui s’est déroulé sur quarante heures de travail, de novembre à février. Pour cet atelier, Soufiane Adel était accompagné du cinéaste et monteur Jérémy Gravayat qui a co-animé les séances avec lui. Quelques extraits de films ont été montrés et les élèves ont assisté à une séance de cinéma avec la projection d’un court métrage et de Fatima de Philippe Faucon. Ils ont ensuite travaillé avec du matériel professionnel, jusqu’au tournage qui a représenté un tiers des heures du parcours.

Soufiane Adel et Jérémy Gravayat, en concertation avec l’enseignant Manuel Georges, ont proposé les règles du jeu suivantes :

  • venir avec une image papier montrant une part d’intimité (une photo de famille par exemple),
  • écrire un récit à partir de cette image,
  • écrire une lettre à une personne présente sur cette image.

 

Trois groupes ont été constitués : chaque groupe a écouté et corrigé les récits des autres, lus à haute voix. Travailler en classe permet de s’interroger sur la façon dont tout un groupe peut travailler sur l’intimité : cela vient bousculer ce qui se dit habituellement et cette étape a sans doute été la plus forte du parcours.

 Écoutez Soufiane Adel et Jérémy Gravayat expliquer le processus d’écriture mis en place :

 

Le tournage est une véritable découverte pour les élèves, mais il faut travailler vite et être rapide dans ses idées. Le plan-séquence a été privilégié, avec une caméra toujours en mouvement, dans des lieux familiers et choisis par les élèves. Ces contraintes sont finalement des contraintes « pour », et non pas des contraintes « contre ». Un plan de tournage a été établi à partir d’un plan de la ville, avec trois groupes répartis en fonction des zones choisies.

La question du territoire étant pour Soufiane Adel et Jérémy Gravayat très liée à l’intime, il ne s’agissait pas de traiter Tremblay-en-France en tant que ville qu’il aurait fallu sublimer, mais comme un lieu support d’un récit plus individuel. Etonnamment, tous les élèves se sont engouffrés dans une approche nostalgique, voire assez dure, qui a fait ressurgir quelque chose du passé. Plusieurs d’entre eux ont par exemple évoqué des personnes disparues.

Les films ont été montrés aux familles à l’occasion d’une projection au cinéma Jacques Tati de Tremblay-en-France. Les deux intervenants ont été surpris de constater que, pour les élèves de cet âge, l’amour familial était une question centrale.

Soufiane Adel rappelle enfin que l’école est pour lui un espace politique très important. Il existe sans doute une crainte du collège parce qu’il s’agit d’un espace très dense d’émotions où les élèves se mettent en retrait ou, à l’inverse, occupent l’espace. L’intime peut y être envisagé comme un savoir mais, là comme ailleurs, toutes ces paroles sont masquées.

 

 

RÉSIDENCE D’OLIVIER BABINET

Olivier Babinet, réalisateur
Sarah Logereau, professeur de Lettres et Cinéma au lycée

Olivier Babinet a côtoyé des collégiens d’Aulnay-sous-Bois à travers plusieurs ateliers d’éducation à l’image qu’il a encadrés : en 2011-2012, dans le cadre du dispositif La Culture et l’Art au Collège au collège Debussy à Aulnay-sous-Bois ; en 2012-2013, dans le cadre d’une résidence In Situ. Ces expériences l’ont conduit à réaliser son nouveau long métrage, Swagger, qui donne la parole à onze adolescents qui grandissent à Aulnay-sous-Bois et Sevran.

La présence d’Olivier Babinet au Collège Claude Debussy d’Aulnay-sous-Bois s’est étalée sur près de quatre ans. Il a d’abord animé des ateliers dans la classe de Sarah Logereau où il a travaillé la question du basculement de la réalité dans le fantastique au cinéma : huit films ont été réalisés par les élèves dans ce cadre. Puis Olivier Babinet a souhaité tourner lui-même un film : il a réalisé un clip au sein du collège, pendant l’été, auquel cent-vingt élèves ont participé en tant que figurants. De ce clip est née l’idée du long métrage Swagger, l’occasion de faire tourner à nouveau certains élèves dont la présence et l’énergie « crevaient l’écran ».

 Regardez le clip Life on earth réalisé au collège Debussy d’Aulnay-sous-Bois:  

 

La légitimité d’un artiste, d’un cinéaste en particulier, dans un collège sur un temps long doit être défendue : pour Sarah Logereau, l’école est un espace ritualisé qui contraint, un peu comme sur un tournage. Cela pousse les élèves à donner une forme à leur pensée, et l’espace de l’école est très créateur. Travailler sur le cinéma permet de trouver « des détours pour nous aider à transmettre nos messages ». D’après l’enseignante, il existe des liens forts avec l’enseignement des fondamentaux : le cinéma, c’est de l’écriture, de la mise en forme, de la conceptualisation. « C’est un biais passionnant, créatif, qu’on utilise à plein. »

Olivier Babinet rappelle qu’en tant qu’artiste il lui a parfois été difficile de savoir ce qu’on attendait de lui dans le cadre de la résidence. Certains frottements se sont produits entre le cinéaste et les enseignants sur la place et le statut de l’adulte dans un collège. Sarah Logereau précise quant à elle qu’il « ne suffit pas de téléporter un artiste dans un lieu. Il faut en passer par la pratique, par le geste. Je me souviens avoir alerté Olivier Babinet sur le territoire d’Aulnay : l’usine PSA, la mosquée, les bâtiments détruits. »

Laurie Lassalle évoque l’ambivalence de l’artiste qui se projette inévitablement sur les jeunes gens. Il redevient un peu adolescent au milieu des élèves et, en même temps, il doit tenir un rôle d’adulte responsable. « Cette tension existe et elle est nécessaire. L’artiste vient mettre un peu de désordre dans la pensée et dans le collège. »

 

 

ET APRÈS ?

 « On est persuadés que ce que l’on sème va éclore », pense Sarah Logereau. Mais, au-delà de l’anecdotique et d’intuitions personnelles, comment établir des retours d’expériences par nature inquantifiables ? Il s’agit là d’une question piège car elle sous-entend que les projets culturels doivent être évalués en termes d’efficacité. Il faudrait pouvoir étudier quelles traces les élèves gardent en eux plusieurs années après y avoir participé.

Pour Soufiane Adel, ces projets s’inscrivent dans le cadre du collège et mettent en œuvre des compétences de rédaction et de réflexion qui relèvent de l’apprentissage scolaire. Mais d’autres phases de ces projets développent des compétences moins visibles immédiatement chez les élèves. L’atelier mené par le cinéaste a aussi été très enrichissant pour les parents : même si le rôle du cinéma n’est pas intrinsèquement social, il peut aider les parents à investir le cadre de l’école.

Le cas de 1000 Visages est différent, les actions mises en place par l’association ont un impact concret, vérifiable. Elle aide des jeunes à préparer la Fémis, à trouver des stages, à participer à des tournages. Cinétalents fait partie d’un processus de professionnalisation qui ne relève pas uniquement de la sensibilisation artistique et culturelle. »

Quel a été le devenir de ces films d’ateliers ?

Je suis gong a été sélectionné dans de nombreux festivals de fictions et de documentaires. Il est très demandé par les institutions, notamment les prisons et les hôpitaux psychiatriques, mais aussi par des associations, des classes.

Les films réalisés dans le cadre de Récits de vie sont des films d’ateliers et ne peuvent donc pas être diffusés comme des courts métrages.

La plupart des films réalisés par Olivier Babinet avec les élèves du collège Claude Debussy d’Aulnay-sous-Bois sont visibles dans le cadre de Quartier libre, le dispositif d’avant séances en salle de Cinémas 93.

   Regardez Papa Bob, un film diffusé en avant-séance dans le cadre du dispositif Quartier libre

 

Discussion animée par Raphaëlle Pireyre, rédactrice en chef adjointe de Critikat.com.

 


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LA DIFFUSION DE FILMS DE PATRIMOINE EN SALLE A L’HEURE D’INTERNET