LA DIFFUSION DE FILMS DE PATRIMOINE : QUELLES RELATIONS ENTRE LA SALLE ET INTERNET ?

Journée co-organisée avec le Groupement National des Cinémas de Recherche (GNCR)


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> Le Cinématographe à Nantes
> Les plateformes "pirates"


La salle et le net sont-ils complémentaires, la première proposant un socle commun des connaissances (grands classiques, dispositifs d’éducation au cinéma…) et le deuxième offrant des chemins buissonniers pour une cinéphilie plus pointue ? La salle et la VàD peuvent-elles aller de pair ? Les ressources du net ont-elles modifié les pratiques des programmateurs de salles (recherche de films et d’ayants droits, avant-programmes…) ?

 

LACINETEK

Laurent Cantet, réalisateur et co-fondateur de LaCinetek
Jean-Baptiste Viaud, délégué général de LaCinetek depuis juillet 2016

Le projet de LaCinetek est né d’une réflexion entre trois réalisateurs, Laurent Cantet, Pascale Ferran et Cédric Kaplish, sur le devenir des films avec l’apparition de la VàD. Cette réflexion a croisé l’idée d’Alain Rocca, président d’UniversCiné, de remettre à disposition du public des films du patrimoine dans une perspective éditoriale forte. Ces cinéastes rêvaient de montrer des films qui avaient joué un rôle important dans leurs vies et il n’était pas absurde que ce soit les réalisateurs qui éditorialisent un site, en proposant chacun une liste de films. Le principe de la liste, idée deLaurent Cantet, renvoie à une pratique qui appartient à la cinéphilie.

Le site ne pouvant pas être un simple catalogue, les réalisateurs présentent deux ou trois films sous la forme de bonus exclusifs produits par LaCinetek parmi la cinquantaine de films qui ont compté pour eux. Ces bonus comportent parfois des extraits de grandes émissions télévisées comme Cinéastes de notre temps, issus des archives de l’INA qui est devenue membre de l’association.

Avec LaCinetek, il s’agit en quelque sorte de recréer un rapport aux films proche de celui que leurs fondateurs ont pu vivre avec le Ciné-club de Claude-Jean Philippe et le Cinéma de Minuit de Patrick Brion. Certains films vus pour la première fois à la télévision peuvent susciter le désir de les redécouvrir en salle. Laurent Cantet espère que ces projets participeront d’une forme d’éducation à l’image en donnant l’idée d’une diversité plus grande : « un de nos souhaits est de rendre accessibles aux jeunes générations des films de patrimoine. »

Aujourd’hui, LaCinetek, émanation de l’association « La Cinémathèque des réalisateurs », a acquis les droits d’environ cinq-cents cinquante films sur les mille deux-cents cinquante films listés, ce qui représente 45% de films acquis. Ces films sont proposés en VàD grâce à UniversCiné, prestataire technique pour LaCinetek. Les œuvres qui ne sont pas disponibles apparaissent uniquement dans les listes. Jean-Baptiste Viaud explique combien la recherche de droits peut être ardue. Par exemple, pour Cœur fidèle de Jean Epstein, il n’existe tout simplement pas de matériel numérique.

Sur le site, il est indiqué quand la copie est disponible, quand les négociations sont en cours, quand la copie est en cours de restauration et quand le film sera bientôt en ligne. « Négociations en cours » peut signifier que le film est en cours de sous-titrage ou bien que le contrat est en phase de lecture.

Le profil-type de l’utilisateur de LaCinetek est un homme de quarante-et-un ans. Le site accueille cinq mille visites par semaine, compte cinq mille trois-cents abonnés et assure trois-cents locations par semaine. On peut remarquer une certaine concordance entre la ressortie d’un film en salle et sa location sur LaCinetek. Showgirl de Paul Verhoven a par exemple bien fonctionné dans les deux cas.

Une des rubriques de LaCinetek est consacrée à l’actualité du site mais aussi à celle du cinéma de patrimoine en salles ou dans les cinémathèques, pour orienter les spectateurs vers les cinémas. De même, une collaboration avec l’ADRC a été mise en place pour diffuser des documents en salles.

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LaCinetek 

 

 

LE CINÉMATOGRAPHE À NANTES

Emmanuel Gibouleau, directeur du Cinématographe

Le Cinématographe a ouvert en 2001 et programme 80% de films de patrimoine. Le public rajeunit et est constitué pour moitié d’étudiants et pour moitié de retraités. La fréquentation a encore augmenté avec la consultation de films en ligne.

En tant que programmateur, Emmanuel Gibouleau voit souvent des films sur Internet, de manière légale ou non. Si les films disponibles sur le site de LaCinetek le sont également souvent pour une diffusion en salle, les exploitants sont plutôt confrontés à des difficultés pour diffuser des films d’artistes ou des copies de cinémathèques dont les frais de sorties sont conséquents. Pour certains films asiatiques dont les ayants-droits sont difficilement trouvables, Emmanuel Gibouleau bénéficie de l’aide du Festival des trois continents. En revanche, il n’a jamais été amené à diffuser des films tombés dans le domaine public.

 

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Le Cinématographe 

 

 

LES PLATEFORMES « PIRATES »

Hugues Perrot et Vincent Poli, critiques

Les deux jeunes critiques ont signé l’article « Nouvelle cinéphilie (encore, encore) » dans les Cahiers du cinéma en septembre 2014 (n°704). Dans ce texte, ils se demandaient comment être cinéphiles à l’heure d’Internet et de la redécouverte d’œuvres rares. Ils sont par ailleurs d’assidus pratiquants des films en salles.

Vincent Poli explique que l’on parle de complémentarité entre la salle et Internet mais, dans sa pratique, il s’agit davantage de parallélisme. « J’ai commencé à voir des films sur Internet en parallèle de la fréquentation des salles, essentiellement à L’Ecran à Saint-Denis. A cette époque Internet explosait et la question des droits ne nous venait pas à l’esprit. ». Internet est aujourd’hui présenté comme un ennemi mais il ne disparaîtra jamais.

Pour lui, le véritable ennemi ce sont les sites en accès libre qui gagnent de l’argent avec la publicité, une pratique complètement opposée à celle de Karagarga, un site privé qui fonctionne uniquement par cooptation (actuellement, plus aucune invitation n’est disponible), totalement anonyme et gratuit, où l’on peut trouver de très nombreux films rares ou introuvables, comme l’intégralité de l’œuvre de Jean Eustache par exemple. Le site a rédigé une charte : pour être mis en ligne, un film doit déjà être sorti en salle ou en DVD et le fichier doit être parfaitement « rippé ». Nombre de ses membres travaillent dans des institutions et certains films proviennent d’archives. Il y a par exemple sur Karagarga un film qui provient de la Cinémathèque de Belgique, accessible aux seuls chercheurs. On est ici aux antipodes des sites de téléchargements illégaux de masse qui proposent des blockbusters américains.

Internet peut aussi être à l’origine d’actions en faveur de la diffusion de certaines cinématographies : un important travail de sous-titrage non rémunéré et anonyme est fait en ligne, par exemple pour les films iraniens.

Pour Hugues Perrot, Internet et la salle vont ensemble : ils se nourrissent. Certains films auxquels des éditeurs et des programmateurs s’intéressent aujourd’hui ont été découverts sur Karagarga. Ce qui a changé depuis quelques années, c’est le rapport à l’attente : pourquoi a-t-on envie de voir des films rares sur Internet plutôt que d’attendre trois ans leur projection en salle ? En réalité, « l’événement n’est plus dans l’attente, mais dans la recherche. Il y a quelque chose de grisant dans la recherche.» Il existe un vrai désir pour le cinéma rare ou oublié, du moins par les plus jeunes.

Mais cette pratique d’Internet ne concerne pas vraiment le grand public qui, de toute façon, continue à fréquenter les salles. Et, quand bien même tout Eustache est sur Internet, les salles sont pleines pour le (re)découvrir en salle. En revanche, il faut bien avouer que, sur Internet, on manque de guides.

Laurent Cantet tient à préciser qu’il est parfois impossible de discuter avec de gros studios qui préfèrent laisser les films aux oubliettes plutôt que de faire des contrats pour des sommes modiques. Tout acte de piraterie face à des films bloqués devient alors selon lui un acte de piraterie légitime.

Quant à Annie Thomas, directrice du Trianon, à Romainville, elle fait remarquer que la France est riche en matière de patrimoine cinématographique. A l’inverse de certains pays dont le patrimoine est seulement visible sur Youtube, dernière fenêtre pour voir ces films. « Il faut rester ouvert à ces possibilités, voire les inciter quand les œuvres sont respectées. ». Boris Spire, directeur de L’Ecran, à Saint-Denis, ajoute que, dans ce cas, mettre en ligne des films n’a aucune vocation commerciale. Le piratage concerne à 90% le cinéma commercial anglo-saxon. Karagarga se situe dans un tout autre domaine.

Florence Keller, responsable du service diffusion, ventes et acquisitions à l’Agence du court métrage, demande à Hugues Perrot et Vincent Poli comment ils envisagent la concurrence faite par Karagarga à d’autres sites légalistes qui peuvent faire le même travail ? Est-ce un modèle qu’ils défendent ? La réponse des deux critiques est positive dans le cas des films dont on ne retrouve pas les droits. Par ailleurs, tous deux ont, dans leur pratique professionnelle, besoin de voir beaucoup de films et ne peuvent pas, notamment pour des raisons financières, aller uniquement en salles. Ils tiennent toutefois à préciser qu’ils ne s’expriment qu’en leurs noms propres, ne connaissant pas les autres utilisateurs du site. « On préfère voir les films ailleurs évidemment, mais là on voit ce qu’on ne peut pas voir ailleurs. Il nous faut pouvoir découvrir des films, pour en parler dans Les Cahiers du cinéma, sinon on reste inévitablement dans un entre soi ».

 

Discussion animée par Antoine Leclerc, délégué général du Festival Cinéma d’Alès - Itinérances et de l’association Carrefour des festivals.

 

   Regardez la vidéo de la table ronde