LES PRATIQUES CULTURELLES DES ADOLESCENTS AUJOURD’HUI : MIEUX LES COMPRENDRE POUR REPENSER LES PROPOSITIONS QUI LEUR SONT FAITES

Conférence de Tomas Legon, docteur en sociologie.


> Introduction
> Les adolescents vont-ils au cinéma ?
> Les préférences
> La perception de soi en tant que public
> Les modes de prescription à l’ère du numérique
> La communication à deux étages : médias traditionnels et relais de proximité
> Les salles de cinéma comme prescripteurs


INTRODUCTION

En introduction à sa conférence, Tomas Legon rappelle que la sociologie n’a pas pour vocation de fournir un mode d’emploi ou des clés pour travailler. Les professionnels de l’éducation à l’image possèdent des connaissances de terrain alors que le sociologue apportera un point de vue non situé. La sociologie a pour fonction principale de faire réfléchir sur les perceptions et les croyances, et participe à modifier ces perceptions partielles. Elle permet, et c’est déjà beaucoup, de se décentrer et de réfléchir sur des pratiques effectives.

Lorsque l’on parle de pratiques cinématographiques, il faut savoir distinguer :

  • les pratiques effectives (objectives), comme le fait d’aller une fois par mois ou une fois par semaine au cinéma,

  • la dimension subjective qui concerne le goût ou le dégoût pour tel ou tel registre de films,

  • la manière de voir les films, de les consommer, de les évaluer.

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LES ADOLESCENTS VONT-ILS AU CINÉMA ?

D’après le bilan du CNC pour l’année 2015, les jeunes gens âgés de 15 à 24 ans ont plus de chance d’aller au cinéma que les autres tranches d’âges, y compris les personnes de plus de 60 ans. Ces dernières sont très bien représentées en salles, mais en valeur absolue seulement (la part des 60 ans et plus est plus importante rapportée à la population française que celle des adolescents). Pour résumer, on peut même dire que plus on vieillit, moins on a de chances de fréquenter les salles. La sortie au cinéma reste une pratique juvénile par un effet d’âge et non de génération. Ceci dit, les adolescents ne fréquentent pas toutes les salles.

On constate également que l’arrivée du numérique ne menace pas la fréquentation en salles. Selon une loi de cumul, plus on a une activité intense dans un domaine culturel, plus on a de chances d’avoir une activité dans d’autres domaines. Les adolescents, en particulier, ont plus de chance de cumuler les modes d’accès aux films que les autres classes d’âges.

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LES PRÉFÉRENCES

L’âge a un effet propre qui va concentrer les préférences : par exemple, les adolescents préfèrent largement les films américains. Mais la concentration est encore plus forte chez les séniors qui plébiscitent en plus grande proportion encore les films français.

En matière de consommation et de goûts, il est nécessaire de distinguer les effets dûs à l’âge des effets dûs à la génération : par exemple, le goût pour les comédies et les films d’action n’est pas propre aux adolescents d’aujourd’hui, d’une façon générale l’adolescence est une classe d’âge où se manifeste ce type d’inclination. Il faut donc veiller à ne pas homogénéiser le public par l’âge ou par la génération.

Par ailleurs, chaque classe d’âge recouvre des comportements multiples, des socialisations distinctes. Le capital culturel* des familles a des effets massifs, de même que la différence des sexes.

A la faveur d’une étude réalisée en région Rhône-Alpes à la fin des années 2000, Tomas Legon a voulu mesurer l’effet du capital culturel des familles sur le goût des adolescents et a constaté que, plus le niveau de diplôme de sa mère est faible, plus un adolescent a de chance d’orienter son goût vers les films américains. En effet, dans une famille, c’est la mère qui a le plus d’interactions culturelles avec ses enfants.

En cherchant à analyser ce qui motive les goûts des filles et des garçons pour tel ou tel type de film, Tomas Legon a également constaté que les filles choisissaient davantage, parmi une liste d’items qui leur étaient proposés, ceux qui évoquaient la qualité esthétique ou cinématographique d’un film (le jeu des acteurs ou lorsqu’un réalisateur apporte un regard original dans l'histoire du cinéma). Quant aux garçons, ils préfèrent plutôt quand un film comporte de l’action ou des gags.

Cet écart entre la dimension esthétique et formelle d’un film et sa dimension fonctionnelle (répondre à des attentes précises) se retrouve également si l’on observe le capital culturel d’une famille : moins la famille sera diplômée, plus l’accent sera mis sur les films d’action, plus elle sera diplômée, plus la dimension esthétique sera privilégiée.

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* le capital culturel est un concept sociologique introduit par Pierre Bourdieu, qui désigne l'ensemble des ressources culturelles (savoirs, savoir-faire ou compétences, maîtrise de la langue et des arts) détenues par un individu et qu'il peut mobiliser.

 

 

LA PERCEPTION DE SOI EN TANT QUE PUBLIC

Le goût adolescent pour le cinéma dépend aussi des perceptions que l’on a de soi : ce n’est pas la même chose de se considérer comme un public adolescent que comme un public de son sexe. Il existe une logique du « nous et eux » très puissante qui implique de catégoriser les films selon qu’on les considère comme des « films de mecs » ou « de meufs », mais aussi par exemple comme des films « de vieux »... Dans ce cas, il ne s’agit plus de catégories formelles, mais de publics imaginés.

Cette tendance se retrouve davantage chez les familles à faible capital culturel où l’on attache davantage d’importance à « ce que l’on peut » ou « ne peut pas faire » et où les revendications identitaires ont des effets très forts. Cela participe au cloisonnement des goûts, des pratiques et des manières de découvrir. Il est à noter par ailleurs que ce mécanisme n’est pas propre au public adolescent.

Dans cette perspective, les goûts auront alors tendance à être naturalisés : il apparaîtra « normal » que les filles aiment les films d’amour et les garçons les films d’action. Il est « normal » que nos goûts soient dissemblables. On constate par ailleurs que les filles ont davantage tendance à accepter les choix des garçons, certainement parce qu’elles se dévaluent elles-mêmes. Quant aux garçons, ils considèrent les filles comme de mauvaises prescriptrices.

A contrario, plus les adolescents ont grandi dans des familles au capital culturel élevé, plus les pratiques unisexes (c’est-à-dire qui conviennent indifféremment à l’un ou l’autre sexe) sembleront possibles, avec comme critère de jugement la qualité cinématographique. Le rapport au cinéma est alors moins « naturellement genré ».

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LES MODES DE PRESCRIPTION À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

L’arrivée du numérique cohabite avec des dynamiques anciennes dans la consommation de films. Allociné, Facebook et les nouvelles plateformes numériques reprennent des tendances qui existaient avant.

Par exemple, Allociné propose toute une série de prescriptions possibles et constitue in fine une boîte à outils : on peut y consulter les notes de la presse, du public, des bandes-annonces, des photos… Les lycéens de la métropole d’Amiens auprès desquels Tomas Legon a enquêté regardent surtout les bandes-annonces, les résumés et les infos pratiques sur les films. Autant d’éléments qui existaient avant l’ère du numérique. De façon générale, on va chercher sur Allociné des informations et des éléments promotionnels quand on a déjà entendu parler d’un film. Le site fonctionne comme une réassurance sur la qualité d’un film.

Quant au rôle joué par Facebook en matière de prescription, seule une minorité d’adolescents déclare aller voir des films sur des recommandations vues sur ce réseau social.

Les réseaux ne sont donc pas des strates prescriptives en eux-mêmes.

Pour qu’une prescription fonctionne, elle doit instaurer un rapport de confiance, être crédible aux yeux de celui qui la reçoit. Pour celui qui pense avoir des goûts exigeants, Facebook apparaîtra inadapté car trop « grand public », pas à la hauteur de ses attentes.

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LA COMMUNICATION À DEUX ÉTAGES : MÉDIAS TRADITIONNELS ET RELAIS DE PROXIMITÉ

On retrouve toujours le rôle des grands médias traditionnels ayant accès aux informations, lesquelles sont ensuite relayées par des groupes de pairs ayant un lien de proximité plus fort avec son public. C’est donc dans un second temps que ces prescriptions peuvent se transformer en pratiques. Cette structure de communication à deux étages est ancienne.

Ce rapport de proximité indispensable peut prendre les formes suivantes :

  • un rapport au cinéma proche du mien,
  • une proximité sociale (âge, ville, toute forme de ressemblance),
  • la force d’un lien.

 

Si, en tant que prescripteur, vous ne répondez à aucun de ces critères, il vous sera très difficile d’être crédible. C’est pourquoi les meilleurs prescripteurs restent les amis. Tout ceci va ordonner nos rapports à la prescription, nous pousser à faire plus ou moins confiance à l’expertise de certains prescripteurs.

Par exemple, l’excellence artistique demande à être évaluée avec des arguments culturels cinématographiques. Si on apprécie un film en fonction de ce critère, on se tournera vers des experts davantage capables à nos yeux de juger un film qu’un spectateur lambda. Si on ne croit pas en l’excellence artistique, se tourner vers des experts n’aura aucun sens. On sera plus enclin à considérer que « c’est chacun ses goûts » et on pensera que le succès public est certainement un gage de qualité : la valeur d’un film dépendra plutôt de l’agrégation des goûts individuels. La fonction du critique peut s’évanouir si on n’a pas intériorisé l’idée que la qualité d’un film se mesure à des qualités cinématographiques qu’on estime objectives.

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LES SALLES DE CINÉMA COMME PRESCRIPTEURS

De même, une salle de cinéma participera à catégoriser un film qui y passe et la notion de programmateur aura plus ou moins de sens. Il existe trois cinémas à Amiens Métropole : le cinéma Gaumont, le cinéma Ciné Saint Leu et le cinéma Orson Welles. Sur 600 lycéens interrogés, 350 connaissent les trois salles, mais une majorité n’est jamais allée ailleurs qu’au Gaumont. Selon l’origine des élèves, la concentration vers le Gaumont est plus ou moins hégémonique. Elle l’est totalement dans les milieux populaires. Par ailleurs, plus on se considère comme un « vrai » adolescent, une « vraie » fille ou un « vrai » garçon, moins on aura de chances d’aller dans les deux autres salles car « les autres cinés, c’est pour un autre public que la jeunesse » déclare un lycéen.

Un coordinateur de Lycéens et apprentis au cinéma fait remarquer que les dispositifs d’éducation à l’image permettent aux adolescents de fréquenter les salles art et essai. Toutefois, il s’agit là davantage d’un enjeu éducatif car ces dispositifs n’ont aucun effet sur la fréquentation des lycéens hors temps scolaire. Sans doute est-ce dû au fait qu’ils sont très associés aux enjeux de l’école.

Tomas Legon pense que les dispositifs sont mollement explicités s’il s’agit effectivement de convertir les élèves à un autre rapport au cinéma, plus savant. Le déplacement pourrait fonctionner si l’on réussissait à faire comprendre aux adolescents que le cinéma est pourvoyeur d’un plaisir esthétique. Mais, pour cela, il faut réussir à trouver les bons interlocuteurs pour que ces jeunes gens comprennent ce plaisir de spectateur à voir des films pour des qualités formelles. Les films de la liste nationale sont choisis pour leurs qualités cinématographiques. Cette liste ne reflète pas un goût pour un registre de films mais pour un rapport au cinéma. Or un même film peut générer ces deux types de plaisir.

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LIRE LA SUITE DE LA RESTITUTION DU JEUDI 17 NOVEMBRE :

SPECTATEURS, PASSEURS ET ACTEURS : LES ADOS AU CINÉMA